L’amour à obsolescence programmée

Pour un flirt avec toi…

J’avais lu la date de péremption avant de me décider à consommer : 4 juillet. Il me restait deux mois, deux mois sans réfléchir, sans prendre de précautions, sans jouer le pénible jeu de la séduction, sans perdre de temps, parce que précisément, du temps, on n’en a pas. J’ai maugrée contre l’adage qui veut qu’une relation nécessite du temps, comme s’il s’agissait d’un rite initiatique avec des étapes incontournables. Etape n°1 : je suis la fille sympathique, qui fait des blagues, qui est toujours partante pour te rejoindre à l’autre bout de Berlin. Etape 2 : le flirt. Le flirt gentil, discret, élégant, le flirt qui complimente, qui flatte, qui effleure. Etape 3 : l’utilisation régulière de whatsapp, et les vérifications très régulières de la dernière heure de connexion de l’intéressé. Bref, vous connaissez l’histoire. Après il y a le premier baiser, forcément. Et la première nuit. Et le premier matin. Mais attention, on sait à quoi s’en tenir.

La légèreté

Le deuxième matin, j’étais en retard. Le travail pouvait attendre, j’avais une histoire d’amour à commencer, moi. J’avais fait mine de poser une question innocente. Au moment de faire mes lacets, il est déjà sur son ordinateur – Monsieur est en thèse, Monsieur est très occupé- je prends mon courage à deux mains, je lève la tête et dis : « Quand tu parlais de légèreté nous concernant, qu’est-ce que cela voulait dire exactement ? ». Il plante ses grands yeux bleus dans les miens, esquisse un sourire et répond : « Ça veut dire que tu t’en vas dans trois semaines, que cela ne sert à rien de s’imaginer quoi que ce soit et qu’il faut qu’on prenne ça avec un peu de distance. » J’oubliais, l’homme aux grands yeux bleus est américain. Philosophe et américain.  De quoi me donner le vertige.

Je n’ai aucun problème avec ça. Et puis il a raison dans le fond, c’est une réaction très raisonnable. Je me surprends à rêver de déraison. J’arrive au travail très en retard, j’ai le cœur lourd. La légèreté, la légèreté. Depuis qu’on a employé ce mot là, depuis qu’on a évoqué notre passion pour ce fameux roman de Kundera, depuis qu’on a cru pouvoir être Tomas et Sabina, tout est devenu très pesant tout à coup. Je me suis mise à éprouver du ressentiment, à m’insurger contre ces amours futiles et éphémères vécues à l’étranger, à m’indigner que la vision contemporaine du couple soit si peu romanesque. J’ai détesté son pragmatisme.

J’avais l’impression que l’on me privait d’un certain nombre de droits. Celui de le présenter à mes amis, celui de me présenter à ses amis, celui de lui écrire quand je suis morose, celui de regretter son absence. Et tout ce trouble s’est mêlé au chagrin de mon retour prochain pour la France. Je n’avais plus le droit de tirer des plans sur la comète, de m’imaginer revenir à Berlin dès l’année prochaine, et qu’il revienne aussi, il en parlait de cela aussi. J’étais brimée. Peut-être m’aurait-il paru très fade dans un autre contexte, peut-être l’aurais-je trouvé pas très drôle. Ce n’étaient que des hypothèses.

Un grand roman d’amour

Alors il a fallu organiser une rencontre au sommet, une discussion très sérieuse avec des gens très sérieux, et quelques conseils bien avisés. Je ne suis pas Sabina, je ne suis pas légère, je pèse trois tonnes. Et entre nous, il me semble que toi aussi, tu es plutôt du type enclume.

Très bien, changeons de concept. « Romanesque ». Nouveau mot, nouvelles angoisses. On avait le droit de s’imaginer vivre une grande aventure, mais elle avait une fin préalablement déterminée.

C’était encore une construction artificielle. Elle ne me convainquait qu’à moitié. On ne pouvait espérer qu’un amour contenu, convenu même, circonscrit aux termes du contrat. Je trouvais cet amour petit, recroquevillé sur lui-même. Le souvenir de ses grands yeux bleus ne me faisait plus sourire, il me pesait. Je relisais Kundera nerveusement. On avait oublié que cette pseudo légèreté y est insoutenable, insupportable, qu’elle est un leurre.

Fin juin approche, l’heure des adieux aussi. J’entends presque déjà les douze coups de l’horloge. Le 4 juillet, la machine de l’amour sera détraquée, elle cessera de fonctionner. Je devrais effacer instantanément de ma mémoire mon histoire berlinoise. Il me reste quelques nuits, quelques nuits seulement, il faut que j’en consomme chaque minute. Est-ce que lui aussi m’oubliera ?

J’avais pourtant bien lu la date de péremption.

Image d’illustration : Licence CC – Jaque Tseng