Noël chez les Allemands

Période de Noël oblige, il était hors de propos que vous, lecteurs, échappiez à un écrit estampillé gros bonhomme Coca-Cola.
Mais plutôt que de vous fournir les adresses des meilleurs revendeurs de cannelle, de sapin et de poudreuse (pour le sapin, esprits mal placés), de vous faire partager nos petites astuces pour voler les nains de jardin ou encore se prendre en photo en mini short et grandes chaussettes de pupute au milieu de Gendarmenmarkt, nous allons nous attarder sur une interrogation existentielle : que m’arrivera-t-il si je passe Noël chez les allemands ?


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Attardons-nous deux minutes sur les raisons de cette éventualité, elles ont leur importance quant à votre niveau de tolérance face au clash culturel qui vous attend au tournant. Deux possibilités : soit vous êtes le rejeton d’une famille dysfonctionnelle, où Noël se termine inéluctablement à devoir supporter les blagues racistes de l’oncle Rodolphe pendant que les beaux-frères Didier et Lulu se mettent sur la gueule en prenant la dinde comme arme de poids. Vous ne pouvez même pas vous réfugier aux toilettes, scène de la boulimie morbide de tata Jacqueline, ni dans la chambre d’amis, théâtre des ébats des petits cousins Clément et Ludivine – le consanguin gène du winner devant rester dans la famille. Dans ce cas-là, le choix de réveillonner en Allemagne est des plus salutaires ; n’importe où, pourvu que ce soit loin.
Autre possibilité : vous êtes le rejeton d’une tribu tout aussi dysfonctionnelle, mais votre joyeuse intégration au grand barnum familial fait du repas de Noël l’un des moments les plus caustiques de l’année : mamie Chantal qui ne manque pas de vous rappeler le jour où sa conduite en sens inverse sur l’autoroute vous a presque fait mouiller votre culotte de peur, votre petite sœur qui accumule les punchlines graveleuses, les discussions avinées, les coups d’éclat, les rires… Bref, l’esprit de Noël. Ici, le choix s’avère cornélien : vais-je vraiment rater une occasion d’admirer papy Jean-Mimi monter sur ses grands chevaux pour me narrer le bon vieux temps de la guerre ? Et tout ça pour passer Noël chez l’ennemi juré ? Et puis vous vous souvenez que vous vous étiez dit immersion totale ; faisons donc dans l’immersion totale. Surtout, vous n’avez pas la thune pour vous payer le voyage de retour en terre française, et ce même en clandestin dans les soutes d’Easyjet.

Le Mythe du Noël sponsorisé par « Le Seigneur des Anneaux » :

Vous voici donc emmitouflée comme une impératrice russe quelque part dans les environs de Steglitz, attendant le covoiturage vous conduisant à destination. Et oui, première entourloupe, vous vous devez de quitter Berlin car, votre hôte/boyfriend/whatever ayant également une famille dysfonctionnelle, il y a bien longtemps que maman a pris ses cliques, ses claques et s’est cassée dans un patelin loin de la vie dissolue de papa de la capitale. Cette annonce a bien entendu enjoint une véritable supplique de votre part : « Mais moi je croyais qu’on allait faire Noël à Zehlendorf et que je pourrais faire le tour du Kietz dans un traîneau tiré par des licornes avec un elfe genre Légolas pour cocher, à poil à part son petit bonnet de lutin, et que nous irions tous nous réchauffer dans le château de ce dictateur diplomate togolais que j’ai repéré la dernière fois en me baladant… ». Donc exit les elfes, les créatures enchanteresses du sud de Berlinpinpin et autre version aryenne d’Orlando Bloom, cette année c’est Weihnachten chez Belle-Mutti à Hannover.

Arrivés à destination. Nous passerons sur le froid encore moins supportable qu’à Berlin (vous allez vous taper la promenade du chien-chien, alors préparez votre garde-robe), l’incompréhension gênée à chaque fois que Mutti, qui combine jargon berlinois et patois bas-allemand, vous adresse la parole, le style ultra minimaliste de l’immense demeure (de l’utilité d’avoir des maisons de 300 m² sur deux étages si c’est pour les décorer avec le même degré de sophistication fonctionnelle qu’un 13 m² parisien), les moments de sueurs chaudes à l’arrivée du jumeau de votre hôte/boyfriend/whatever… Passons directement au plus important, à savoir les potentielles situations de crise de larme/fou rire, à vous de rayer la mention inutile.

Les courses de Noël :

Qui dit Noël dit bouffe. Qui dit Noël dit indécence culinaire absolue. Qui dit Noël dit Jeux Olympiques de l’Endurance Intestinale. Autant dire que vous n’attendez que ça. La simple pensée de Schokoladenkuchen vous fait frétiller les babines, vous avez tenté d’expliquer à vos hôtes pourquoi la moindre évocation de la « französische Pute » déclenchait à la fois gargouillis affamés et crise de rire incontrôlée, vous avez écumé tous les résultats Google « Weihnachten+Rezept+Fatty« . Enfin, le moment tant attendu arriva : les courses de Noël chez Kaiser’s.
Sur le trajet, vous tentez tant bien que mal de cacher votre surexcitation (ce qui donnera l’occasion à l’hôte/boyfriend/whatever d’utiliser la qualification « hystérique », pour une fois, à bon escient). Dans le Kaiser’s, vous déboulez comme une gosse hyperactive, remplissant le caddie de tout ce qui ressemble potentiellement à un met de Noël, sous l’œil quelque peu inquiet de vos hôtes. Et c’est à la Kasse que l’imminente crise survient, malgré vos brillants efforts pour faire passer tous vos achats ni vu, ni connu sur le tapis roulant. Peine perdue, Mutti s’empare de la plupart de vos choix et les renvoie à leurs pénates. Fatalement, cette dernière finit par se saisir de votre bouteille de Champagne, vous sourit d’un air de condescendance non feinte et vous déclare : « Ah mais non, j’ai un Sekt d’excellente qualité à la maison, ça vaut bien mieux que ton vin blanc gazeux lolilol ! ». Vous déglutissez difficilement et ne pouvez complètement refréner une moue scandalisée. Votre hôte/boyfriend/whatever, fort familier avec cette grimace, a l’intelligence de vous prendre le champagne des mains et de se placer entre vous et sa mère, juste au cas où la bouteille viendrait malencontreusement s’encastrer dans la face de sa génitrice. Fort bien lui en a pris.

Le véritable incident diplomatique parvient avec le Sauternes. Là, Belle-Mutti observe le breuvage d’un air plutôt bienveillant (l’or de la robe doit lui rappeler le jaune poussin de la liqueur de pomme de terre) et vous demande : « Und was ist das denn? » ce à quoi vous répondez, fière de pouvoir étaler votre expertise sur tout ce qui contient ne serait-ce qu’un pourcentage infime d’alcool, et ce dans 12 langues : « Ça, c’est du Sauternes, un vin liquoreux, une subdivision du vignoble de Bordeaux. Il est assez sucré, se marie très bien avec le fromage, le foie gras… ». Là, gros bug dans la matrice du coté de belle-maman qui interrompt sans ménagement votre petite session onanisme viticole.
« Du quoi ??
– Du foie gras, genre du foie de canard, mais gras ».
Prononcer ces mots vous suffit à réaliser l’énorme bourde qu’ils véhiculent. Et oui, la Tierquälerei fever n’est pas une exclusivité de la capitale. Ou plutôt, et ce malgré son déménagement, belle-maman reste une vraie berlinoise bobo avec un sombre passé hippie. Autant dire que le foie gras, c’est l’équivalent animalier de Guantánamo. S’en suit la litanie culpabilisante habituelle :
« Mais tu sais comment s’est fait ? Tu te rends compte de la cruauté de la méthode ??!
– Alors si on écoute Nietzsche, il faut bien marquer la différence entre cruauté et méchanceté, parce que… (c’est le moment où votre hôte/boyfriend/whatever vous dégaine un regard encore plus meurtrier qu’un Panzer sur le qui-vive. Alors que le perfide avait adoré le foie gras que votre bien bonne maman avait eu l’extrême gentillesse de lui faire goûter la dernière fois qu’il avait daigné ramener ses fesses en territoire français) ».
Vous n’osez même pas demander si vous pouvez garder la bouteille sacrilège « pour usage personnel ». Déjà que belle-maman semble proche de la syncope, vous ne voulez pas non plus la mort du pêcheur, ah ça non.

Le sapin de Noël :

Aaaaaaaah le sapin de Noël. Avec la nourriture, c’est la deuxième grande tradition familiale. Surtout qu’à présent que vous êtes grande, vous avez acquis un certain sens du bon goût (votre sœur ne vous appelle pas « fashion nazi » pour rien) et surtout, un compte Instagram. Du coup, on ne déconne pas du tout avec la déco du sapin, et « vire moi cette guirlande rouge, ça va pas du tout avec le filtre X pro 2 ».
Vous vous étiez sûrement faite une grande idée du Weihnachtsbaum, une espèce de truc massif rivalisant largement avec l’arbuste des Galeries Lafayette. Le jour où Mutti vous a déclaré que nous allions enfin le chercher, vous étiez venue parée : ensemble mi Décathlon/mi treillis de guerre, des bottes signées Dr. Martens et une hache (avec une tronçonneuse en backup). Bref, vous étiez prête à en découdre avec une bête digne de Fangorn, direction la Forêt Noire. À la vue de votre accoutrement, vos hôtes vous ont observée avec des mines à la fois interrogatives et limite paniquées. Votre grande épopée vers les contrées du Mordor ne dépassera finalement pas le grenier de la demeure, duquel votre hôte/boyfriend/whatever ressortira avec – enfer et damnation – un arbre en plastoque et fausse neige.
Eh oui… Nature, tradition & gamme-verte DM obligent, pas de massacre de sapin pour le plaisir de quelques gueux, nous on aime les arbres, à bas les génocidaires forestiers (vous étiez à deux doigts de répliquer que nous n’étions plus à un génocide prêt, mais bon). En conséquences, les cartons de guirlandes à déballer se sont mutés en deux boîtes filiformes et la bonne odeur de sapin a laissé place à un vieux fumet de plastique brûlé (vous avez eu du mal avec la prise électrique). Mais comme n’aura de cesse de vous le rappeler Belle-Mutti : « Au moins comme ça, tu ne devras pas t’occuper du ramassage des épines lolilol ! ».

Le réveillon / le coup de fil de votre mère :

Et enfin, après moultes marches frigorifiques pour promener Médor, soirées au coin du feu à ne rien piner des conversations, expositions d’artistes contemporains chiantes et autres joyeusetés des vacances dans la belle-famille teutonne, le sacro-saint soir du réveillon arriva. Vous aviez fait un effort vestimentaire, même sorti les talons pour l’occasion (les berlinoises d’adoption savent que là-bas, la pompe à plate-forme survit sous Lexomil). Vous descendez donc les marches qui vous mènent au salon avec emphase, « Diva is the female version of a hustler » en bande sonore. Si votre entrée fait son impression, le reste de l’assemblée n’a malheureusement pas daigné abandonner ses habituelles Scholl ; vous vous sentez, encore une fois, particulièrement bien intégrée. On prend un verre de simulacre de Champagne à côté du simulacre de sapin, Mutti veut absolument des photos (à part les selfies bourrée, vous n’aimez pas les photos. Vous avez donc l’air constipé, mais c’est peut-être à cause de vos pieds qui crient à l’assassinat, vos escarpins se vengeant de l’abandon dont ils ont été victimes. Ou peut-être le goût du Sekt est-il à blâmer), on ouvre les cadeaux (« Ooooh un Bescherelle d’allemand ! Comme c’est attentionné ! »), on se met à table, on mange les petits substituts vegan (que Mutti, entourée de ses deux fifils chéris, a passé, oh, au moins 30 minutes à préparer), on joue à un jeu de société dont vous n’êtes pas fan parce que compter des dés après un certain nombre de verres – même de Sekt – devient un exercice d’équilibriste mental, et… Voilà. Fin. Rideau.

Votre portable vibre. C’est votre mère :

« (brouhaha de couverts, conversations bruyantes) Allô ma chérie ?!
– Allô maman ? Ça va ?
– Oh bah oui, très bien oui, tonton Dominique vient d’entamer une démonstration de danse orientale sur « Tourner les serviettes ».
– Kim a déjà récité tous les sketchs des Inconnus ?
– Oui, elle embraye sur « La fine équipe du 11 ». Et toi, ça va ?
– Bof, j’ai été privée de foie gras.
– Oh le sacrilège ! Qu’est-ce que t’as fait pour mériter ça ? Je t’ai déjà dit qu’il fallait que tu te calmes avec tes blagues sur Mengele et que…
– Nan nan, belle-maman est vegan.
– *silence consterné* Ouch, dur. Pas de viande, pas de foie gras…
– Bah ouais, pas d’palais pas d’palais, pas de bras pas d’chocolat.
– Héhéhé. Et sinon, vous en êtes où de votre réveillon pour lapin anorexique ?
– Bah nous, on a fini.
– Comment ? Je t’entends mal ma chérie, j’ai cru comprendre « on a fini ».
– Ouais, t’as bien entendu.
– *explosion de rire complètement incontrôlée* Euh, pardon ma chérie *tentative – ratée – de maîtrise* je ne devrais pas rire, hein… Bon… Mais vous avez mangé ? Ou vous avez juste fini les cadeaux ?
– Non non, on a FINI.
– Ah bon… bah c’était un peu expéditif quand même.
– C’est un euphémisme. Et vous, vous en êtes où ?
– *ton gêné/tentative de minimisation* Oh rien de fou, on a fini le foie gras, là je viens d’amener la dinde…
– *Pathétique tentative de réprimer une crise de sanglots*
– Euh…Ça va ?
– Oh bah oui, très bien. C’est le soir du réveillon, il est 22h00, il ne me reste plus qu’à aller me pieuter et vous en êtes à la dinde. TOUT VA BIEN. Bon, je pourrais aussi vivre en RDC, je ne vais donc pas trop pousser la complainte de la pauvre occidentale frustrée.
– Ouais. Vivre en RDC ET avoir fini Noël à 22h.
– Putain, tu imagines ?? L’angoisse.
– Mais tu as reçu les Ferrero que je t’ai envoyés ?
– Oui, merci beaucoup. Je vais aller étouffer mon désespoir dans les chocolats et le reste de Sekt.
– Ah non, respecte-toi un peu quand même.
– Bon, je te laisse. La prochaine fois, envoie-moi du foie gras en scred. Et des Mon Chéri à la place des Ferrero, la liqueur m’aidera sûrement…
– Noté. *au loin : « Dis donc, elle est massive la dinde ! – Comme ma bite ! »* Ta sœur est en forme. Je ne suis néanmoins pas certaine de complètement avoir réussi votre éducation… Bon je t’embrasse fort. Bon courage pour demain, héhé ».

Les super idées de votre mec berlinois :

Vous raccrochez, dépitée. Comme la Mannschaft s’est lancée dans une grande conversation sur les bienfaits de la permaculture, vous vous éclipsez sans trouver mieux à faire que de vous poser devant la télévision (combinez la lose à la beaufitude et vous saurez que votre Weihnachten se termine en beauté). Vous tombez sur le Roi Lion en allemand, promesse inattendue d’éclats de rire à la chaîne ; après tout, vous n’avez pas complètement perdu votre soirée. C’est au moment d’un de vos joyeux « Keiner nimmt uns diiiiiiiiiie Philosophiiiiiiiie…. HAKUNA MATATAAAAA !!! » qu’une masse vient s’écraser à coté de vous (pendant qu’une main s’écrase sur votre bouche). La chère petite tête blonde de votre hôte/boyfriend/whatever apparaît au sommet de vos genoux :

« Alors, t’as kiffé Noël chez les « Schlööö » comme tu dis ?
– Je dois vraiment répondre maintenant ? Laisse-moi m’égosiller sur « Kannst du heute Nacht die Liebe fühlen » et on en reparle.
– Tu sais, nous ce n’est pas du tout dans notre culture de faire des repas de plus d’une heure. Ça sert à quoi, franchement ? D’ailleurs, la dernière fois que j’ai dépassé cette limite, j’ai failli crever. C’était quand ça… Ah bah oui, c’était chez toi, haha.
– *grande inspiration et tentative d’ignorer la goujaterie de la remarque* Et qu’est-ce que c’est, la tradition ?
– La tradition, c’est de finir le repas le plus vite possible, de se retrouver entre potes et de faire un Noël blanc.
– *regard de suspicion appuyé* C’est quoi ça ? *regret immédiat de la question*
– C’est Cocaïne et jeu de société.
– *regard scandalisé* Pourquoi je demande même… Ça t’amuse de piétiner mes rêves d’enfants ? L’esprit de Noël, tout ça…
– Allez Schatzi c’est bon, c’est une fête commerciale, blablabla… *Il y a bien longtemps que lorsqu’il se lance dans ses litanies altermondialistes, votre oreille interne se met en mode sourdine*. Le but c’est d’être ensemble, nan ?
– Alors quoi, on va aller se biturer la gueule au rade du coin de la rue, c’est ça le deutsche Noël ?
– Nan – je ne voyage jamais sans des spécialités berlinoises -, on peut mettre une autre tradition en place. Je suis sûre que mon frangin sera d’accord (il a beau présentement vivre dans un village hippie du Portugal, Berlin un jour, Berlin toujours).
– Ah ouais ? Laquelle ?
– Ouais : Roi Lion et speed !
– Nan mais sérieusement… *et puis vous dévisagez cette adorable petite tête et son sourire de camé d’angelot* Oh well… »

 Photo de Une : Bad Santa / Article original sur Die Frenchies