Regards Croisés #1 La machine à laver

Lavomatic - Nicolas

{ Best Of avant la rentrée} Article publié pour la première fois le 15 février 2016

Aujourd’hui comme tous les troisième jeudi du mois, je retrouve Julie pour travailler.
Hier j’étais chez Morgane, demain je vois Manon. Ces deux jours, comme tous les troisième jeudi et vendredi du mois, je vois les copines. Et les copines me voient. Dans leur emploi du temps surchargé de réunions, afterwork, Bday party et dates Happn (le nouveau Tinder m’a-t-on expliqué) elles trouvent le temps de me voir. Une, deux heures, dans un café, un bar, à la maison, ou même sur le quai d’un métro, elles trouvent le temps. Et comme chaque fois j’en reste bouche bée. Hier, fraîchement arrivée d’Orly où mon avion a atterri avec quatre heures de retard, déposée au Kremlin-Bicêtre par un taxi sympathique qui m’a fait un « forfait à 25€ parce que quand même c’est pas votre faute si la sortie porte d’Italie était fermée » -25€ ? je rêve où les taxis berlinois sont désormais plus chers ?!, hier donc, vingt-deux heures trente, je sonne chez Morgane qui m’ouvre en chemisier de travail, chaussons d’appartement, le portable à l’oreille, cuillère dégoulinant de crème fraîche à la main. Elle m’a préparé à manger, est passée faire des courses pour mon petit déjeuner à vingt heures, s’est engueulée avec sa N+2 vers dix-neuf heures et a répondu aux textos mignons de son nouveau copain –rencontré sur Happn donc, entre deux tours de cuillère dans la poêle. Et c’est comme ça tous les jours. Car quand elle ne prépare pas l’arrivée de sa copine berlinoise, elle sort, retrouve des potes, fais des courses, va au cinéma, à son cours de théâtre, et regarde « baby boom » sur je ne sais quelle chaîne pourrie de la TNT.
Pourquoi j’y pense ? Parce que Julie, au moment de l’update mensuel de nos vies, en phase de pré-écriture d’articles au Starbuck du coin, m’a demandé ce que faisait actuellement Morgane, puis Mark, ami berlinois qui pourrait potentiellement nous aider sur un ou deux trucs de webgeekster. Mark… Mmm… Bah il bosse pour un café trois jours par semaine, et le reste du temps euh… Le constat tombe. Couperet. En fait je crois qu’il a chopé le syndrome de la machine à laver. -Ouh. Dur…

Le syndrome de la machine à laver : mal typiquement berlinois qui touche l’ensemble de la population freelance, chômeuse ou volontairement non travailleuse de vingt-deux à quarante-quatre ans, toutes nationalités confondues. Se caractérise par la sensation d’être débordé d’activités et de tâches diverses, quand il s’agit d’un seul et unique rendez-vous avec un ami dans un café de la Weserstr. aux alentours de quinze heures trente. On reconnaît une victime du syndrome de la machine à laver quand celui-ci vous explique que « aujourd’hui c’est mort, j’ai une machine à faire, mais demain peut-être éventuellement en fin d’après-midi, faut voir si je suis pas trop fatigué ».

Berlin c’est cool, Berlin c’est libre, Berlin c’est no stress. Ouais. C’est clair. À Paris on court, dans tous les sens, au boulot, dans le métro pour changer de la 4 à la 6 à Montparnasse, au supermarché avant qu’il ferme, au Monop’ avant que toutes les salades au thon soient vendues, à son date Happn avant qu’il en trouve une autre. On court. À Berlin on nage. On naaaaage. Mais même pas genre je sautille dans l’eau fraîche en mode détente bataille d’eau tidadoum je fais la nage de l’indienne. Non. On arrive, on se met tout nu, et du bord de la piscine on saute, comme ça sans forme, sans aucune velléité esthétique, un sourire béat d’idiot greffé sur le visage, moitié bombe moitié rien, et on rigole en expulsant des grosses bulles, jusqu’à toucher le fond. Loin là-bas. Lentement. Sûrement.

Je remarque que même moi, je suis plus disponible à Paris qu’à Berlin. Et mes amis sont définitivement plus disponibles à Paris qu’à Berlin. De l’art du mouvement. Du dynamisme.
Mon regard se perd à travers la vitre sale du Starbucks, stylo à la main, mouvement, dynamisme….

-Ouais enfin peut-être aussi qu’à Paris c’est juste que si tu t’arrêtes de courir, tu pleures sur ta vie. Genre oh mon dieu j’ai que mon travail de merde et rien d’autre. T’es un peu obligé de sortir et voir tes potes tous les soirs pour pas sombrer non ?
-Ah. Peut-être. Bah je sais pas, je te dis juste ce que je vois hein. Regards croisés.

Illustration : Nicolas, Licence Creative Commons