Parce que c’est notre combat

Jule à Turin - © X.

Un gouffre est en train, lentement, irrémédiablement, de se creuser entre hommes et femmes.

Sans blague ?

Attendez, je ne suis pas assez précise. Je veux dire, entre les femmes sensibles et sensibilisées aux questions féministes qui ont pris conscience de la violence qu’elles subissent au quotidien depuis leur plus jeune âge, et les « men cis next door ».

Un gouffre, chaque jour plus grand, est en train de se creuser chez un grand nombre de couples hétéro, séparant les femmes – qui ne passent plus une journée sans vivre/voir/entendre un nouvel exemple venant confirmer leur statut de « sous-homme » (littéralement) – de leur mari, compagnon, mec, Tinder date, qui ne les frappe pas, ne les maltraite pas, fait 50% des tâches ménagères et change les couches, bref, qui se présente comme féministe (et qu’elles aiment aussi pour ça).

C’est ce que je me dis quand j’entends mon amie L. (27 ans) me dire qu’elle est dépitée, triste à l’idée de « ne jamais trouver de partenaire avec qui je puisse être 100% moi-même, 100% féministe et épanouie ». Quand j’entends ma copine A. (50 ans), me dire que son mec est « mignon pourtant, il m’offre des bouquins féministes, mais bon, lui il ne les lit pas », ou ma copine W. (41 ans) m’avouer qu’en fait, si elle a quitté son mec (qui signe toutes nos pétitions féministes) après la naissance de son fils, c’est parce qu’il commençait à beaucoup mentionner le fait qu’ils n’avaient plus fait l’amour depuis l’accouchement…

C’est ce que je me dis quand je me retrouve à avoir une discussion consentement avec X. alors que jamais je n’aurais pensé que ce pourrait être un problème un jour.

La semaine dernière, ma copine L. m’a transféré les vœux de Giulia Foïs, adressés aux hommes, diffusés sur France Inter :

C’était, en effet, l’exacte conversation que j’avais eu avec X. la veille. Le genre de conversation qui me fait chaque fois très peur. Que je démarre en me demandant si j’aurais toujours un mec à la fin. Et, selon les mots qu’il va choisir, s’il aura toujours sa tête.

Qu’a-t-il donc bien pu se passer ce 1er janvier en haut du Monte dei Cappuccini de Turin ?

Tout a commencé par une réflexion anodine de X., une remarque qu’ont sans doute eu toutes celles et ceux d’entre vous qui n’ont pas (trop) bu le 31 au soir : ah, ça fait du bien pour une fois de ne pas se réveiller avec la gueule de bois et de pouvoir tranquillement profiter de la journée. Surtout que, soyons honnêtes, les soirées de Nouvel an sont rarement les meilleures.

J’ai confirmé, pensant à une soirée en particulier :

J’avais 21 ans, je venais d’emménager à Paris, un pote de ma région montait pour le Réveillon, des amis à lui organisant une fête sur une péniche. Il m’a invitée, c’était l’occasion de nous revoir. Au moment de partir j’ai demandé où il dormait, il ne savait pas trop, un bout de canapé ou sur le sol d’un pote, je lui ai proposé de dormir chez moi, plus confort et comme ça il ne dépendait pas des autres. Arrivés chez moi on s’est couchés, bonne nuit, j’ai fermé les yeux. Neuf ans après je me rappelle encore très bien son souffle sur ma nuque, son érection dans mon dos et ses doigts qui cherchaient un chemin dans mon legging.

J’étais paralysée. Je n’ai rien dit. De toute manière je n’aurais pas su quoi dire, mon cerveau s’était mis à tourner à toute vitesse : qu’est-ce que j’avais pu dire pendant la soirée, qu’est-ce que j’avais pu faire qui lui aurait fait pensé que je m’intéressais à lui d’une façon romantique ou sexuelle ? J’ai réfléchi longtemps, me suis repassé toute la soirée, les messages échangés avant, et parce que j’avais 21 ans dans une société patriarcale, j’ai fini par me dire que c’était de ma faute, j’aurais dû préciser que je l’invitais « en tout bien tout honneur », pour lui rendre service, bref, les filles, vous savez de quoi je parle, et les mecs, vous êtes conscients de ce problème désormais.

À la fin de mon histoire, X. a serré plus fort ma main pendant qu’on arrivait en haut du Monte dei Cappuccini. Puis il a dit doucement :

— J’ai vécu un truc similaire.
— Ah bon ?!
— Oui… Enfin moi du coup j’étais de l’autre côté.
— Ah ben oui, forcément.
— Bon c’est pas allé aussi loin hein, mais c’était un peu pareil, j’avais un crush sur cette fille, elle m’a proposé de dormir chez elle et c’est vrai qu’une fois dans son lit, bah j’ai essayé. Bon j’ai senti au bout d’un moment qu’elle n’en avait pas très envie… Bref, c’est pas un souvenir agréable.

X. vote écolo, est fan d’Alexandria Ocasio-Cortez, des séries Fleabag et Mrs Maisel, déteste le concept de l’alpha male et a même vu un psy à ce sujet parce qu’il pensait qu’il n’étais pas normal.

Mais avant d’être ce X. dont je suis amoureuse, X. était un jeune adulte blanc, cis et hétéro, produit du patriarcat, de la même manière que j’ai été cette fille de 21 ans qui a laissé son pote la doigter en silence cette fameuse nuit.

J’ai donc ravalé mon malaise, me suis souvenue de qui j’étais amoureuse, le X. de 35 et non de 25 ans, et lui ai suggéré d’écrire un message à cette fille s’ils étaient toujours en contact. Si mon pote, que je revois chaque été, m’envoyait un message d’excuse à propos de cette soirée ça me ferait beaucoup de bien.

L’air pur de la montagne me montant sûrement à la tête, j’ai enchaîné sur cette putain de société patriarcale qui enseigne aux mecs qu’une fille qui dit pas non, c’est oui et que donc ils ont tout intérêt à essayer, cette société qui dit aux filles que si un mec les embrasse, les caresse, les touche, c’est qu’elles ont dû envoyer un signal. Et puis comme X. acquiesçait j’ai dû ajouter un truc comme « non mais y a pas besoin d’avoir un Master en mathématiques : si 100% des femmes disent avoir déjà subi une agression sexuelle (qu’importe, viol conjugal, fellation imposée dans une ruelle, main sur la cuisse au bureau, frotteur dans le métro etc.), c’est bien que pas loin de 100% des hommes en ont commis une. La preuve avec ce que tu me racontes mon chéri !

LOL.

Eeeeet voilà comment ça a démarré.

— Euh oui alors attends là quand même, tu dis que je suis un agresseur sexuel ?
— Ben c’est toi qui vient de raconter que –
— Non mais attends blablabla.

Jusqu’à :

X : Parfois je trouve que les féministes ont une façon de parler qui est un peu extrême. Si tu mets tous les mecs dans le même panier que Harvey Weinstein, c’est assez normal que les mecs bien (comprendre les AUTRES) se sentent attaqués, et au final c’est contre-productif.

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(Rappelle toi Jule, Mrs Maisel, Fleabag, AOC… On l’aime.)

Ce reproche quant au langage, il est assez répandu. Ma copine L. l’a entendu quand elle a transféré les vœux de Giulia Foïs à son entourage (féministe) :

Ce reproche je l’ai également entendu dans le cadre de l’association d’autrices que nous avons créée à Berlin, de la part d’hommes se déclarant féministes et qui n’ont pas supporté qu’on les retire du groupe Facebook car cela revenait à les mettre dans le même panier que les AUTRES, ceux qui coupent la parole pendant les assemblées et prennent beaucoup de place, mais aussi de la part de femmes qui ont trouvé tout ça un peu radical, surtout quand on a pu dire en riant « ah oui c’est vrai qu’on a dégagé les mecs du groupe Facebook », parce qu’il faudrait pas faire peur aux nouvelles recrues qui n’ont pas le contexte, elles pourraient nous trouver un peu extrêmes voire extrémistes, la contre-attaque ce n’est pas forcément une solution, attention à ne pas réutiliser le langage de la ségrégation, ça pourrait être…

Laissez-moi deviner, « contre-productif » ?

Ne pas combattre le mal par le mal, oui, tout à fait d’accord. Je n’ai d’ailleurs pas prévu d’aller violer/agresser/harceler (pas de mention inutile à rayer) demain autant de mecs que ceux qui m’ont violée/agressée/harcelée ces trente dernières années. Par contre je trouve ça un peu gonflé de me demander de faire attention aux mots que je choisis afin de ne pas vexer les hommes dits « bien », les AUTRES, ceux qui ne sont pas des vieux blancs riches en peignoir.

Déjà parce que la violence, elle est de quel côté sérieusement ?

Mais surtout, parce qu’au contraire, je trouve ça TRÈS PRODUCTIF que tous les mecs, les uns (en peignoir) et les AUTRES se sentent attaqués, et donc concernés.

Parce que tant qu’on continue de penser qu’il y a des trucs graves et des trucs qui le sont moins, on ne va pas aller très loin. J’en ai un peu rien à foutre qu’on condamne Weinstein si partout autour de moi des mecs bien continuent de mettre la pression à leur copine parce qu’ils ont pas baisé depuis 3 semaines.

X. : N’empêche que tu ne peux pas dire que ce qu’a fait un mec comme Weinstein, c’est pareil que moi qui ai essayé de coucher avec cette fille que j’aimais bien et qui ai arrêté avant que ça n’aille trop loin.

Moi : Alors allons-y. Suivons ta logique. Prenons l’exemple du viol collectif de mon amie d’enfance dans un parking sur le chemin du lycée, c’est donc plus grave que le masseur qui m’a caressé les seins il y a trois ans, n’est-ce pas ? Combien de jours elle a le droit de pleurer par rapport à moi du coup ? Combien de jours de thérapie tu lui octrois ?

Relativiser la gravité des actes, c’est relativiser la douleur des victimes, ce qui est absolument ridicule. Soyons sérieux deux secondes : femme comme homme, on s’est toutes et tous retrouvés un jour dans cette fameuse zone grise, sauf qu’en vérité gris c’est déjà plus blanc : tu es à l’aise ou tu ne l’es pas. Tu sens qu’un truc cloche ou tu sens que ça matche.

X. souhaite ardemment la fin du patriarcat et me demande de continuer à le sensibiliser à tout ça. X. rêve d’une société où les garçons n’auraient pas la pression de devoir « lire les signaux silencieux envoyés par des filles » pour savoir s’il faut qu’ils fassent un move ou non, X. rêve d’une société où les hommes et les femmes se disent librement et ouvertement leurs désirs, leurs non-envies et leurs peurs.

Concrètement X. et moi rêvons de la même société, ouf ! On va peut-être pouvoir faire quelque chose quant à ce gouffre ?

Moi : mais dis-moi, sachant qu’on a le même rêve, si tu n’es pas satisfait du discours des féministes que tu entends, pourquoi tu ne prends pas toi-même la parole ? Pourquoi tu n’écrirais pas un album là-dessus tiens, la prochaine fois ? Histoire que des mecs comme mon neveu de 19 ans qui écoutent ta musique aient de quoi réfléchir ? Pourquoi tu ne relaierais pas mes posts Instagram plutôt que de les liker seulement ?

Si tu es à ce point persuadé que la majorité des mecs souhaitent la fin du patriarcat sans même le savoir, qu’ils ne peuvent qu’en bénéficier, pourquoi tu ne prends pas le temps d’en parler avec tes potes cis hétéro plutôt qu’avec moi ? Peut-être qu’après ils en parleront avec leurs potes à eux et ça pourrait faire boule de neige… Juste une idée.

Pour résumer : pourquoi tu fais de ce combat mon combat alors que tu me dis rêver de la même chose que moi ?

Est-ce que c’est vraiment parce que nos discours sont un peu condescendants, parfois, que la majorité de la population continue de penser que nous menons un combat contre les hommes ? Est-ce que ce sont vraiment nos mots qui sont contre-productifs ?

Ce ne serait pas plutôt parce que vous les hommes, les hommes bien, les AUTRES, avez peur de reconnaître que vous êtes bel et bien au sommet de la pyramide, et que la vue est pas mal d’ici (pas le Monte dei Cappuccini mais presque), que ça vous fait peur de regarder en bas et de tendre la main à une femme pour la faire monter à côté de vous, parce que cette femme vous risqueriez de croiser son regard et que ça pourrait être celle que vous avez embrassée de force quand vous aviez dix-sept ans, celle avec qui vous avez couché bourré, celle qui n’avait pas l’air d’avoir vraiment envie ?

Ce ne serait pas plutôt parce que vous, les femmes féministes et engagées qui nous demandent de faire attention à nos mots, ça vous fait peur de demander à votre frère, mari ou meilleur pote s’il se rappelle d’une soirée désagréable où il aurait « essayé » avec une fille qui vous ressemble un peu ? Et que selon sa réaction, vous ne savez pas si vous pourrez continuer à lui offrir des cadeaux à Noël ?

Ce combat que nous menons, ce n’est pas un combat de femmes violées contre certains hommes en peignoir.

Ce n’est pas un combat de femmes féministes condescendantes contre les hommes bien parce que ce n’est tout simplement PAS un combat femmes vs hommes.

C’est un combat de femmes ET d’hommes contre une société qui les maltraite, qui oblige des hommes et des femmes à se comporter d’une façon qui ne leur convient pas ou plus.

Lutter contre le patriarcat ne fera pas de vous des sous-hommes ou des intégristes hystériques. Cela vous rendra juste plus humain·e.

Alors que 2020 soit humain !