Ghost In The Shell – Humain, (beaucoup) trop humain

Nous l’attendions la peur et l’excitation au ventre. Comme pour beaucoup, l’animé nous avait infligé un implacable K.O. cinématographie et existentiel continuant à nous hanter, bien des années après sa sortie en 1995. En bonnes ouailles, nous avons fermé les yeux sur les trailers successifs du nouveau venu, promettant pourtant un déchaînement d’abêtissements scénaristiques. Mais voilà : malgré notre nature bon public, un univers visuel résolument attractif et notre amour pour les acteurs principaux, brisons l’insoutenable suspense : Ghost In the Shell n’est pas un bon film ; surtout face à son modèle japonais.
Pourtant, ce n’est pas faute d’essayer. Essayer à grands renforts d’explosions graphiques. Essayer grâce un casting indéniablement bon. Essayer en reproduisant les éléments marquants de la série – quitte à se perdre dans le mélange des différents opus -. Mais si le film s’en sort plutôt bien dans la copie des chocs visuels de son prédécesseur, il ne fait jamais qu’en effleurer la profondeur d’intrigue philosophique. Pire, il ne fait bien souvent que trahir les bases de réflexion de l’oeuvre originale.

Ghost In The Shell pour les tout-petits:

La première traîtrise est bien entendu sur le niveau intellectuel proposé par le film. Pour ceux qui ne l’auraient pas vu, Ghost In The Shell manga/animé est un formidable support de réflexion techno-philosophique, dont la portée continuera à se mesurer dans les années à venir – le discours du Puppet Master sur sa naissance dans les infinis flux de data ne fait-il pas prophétiquement écho à nos IA actuelles, toujours plus rompues à l’art du deep learning ? -. Pas question de nous lancer dans une analyse en profondeur – des gens bien plus intelligents s’y sont déjà frottés -, mais revenons néanmoins sur certains de ses attributs réflexifs afin de correctement mesurer l’échec de Rupert Sanders.
Outre une intrigue alambiquée, l’animé est traversé par la question de l’existence, de l’identité et de l’évolution dans un monde où la frontière entre humains et robots s’atrophie irrémédiablement. Les deux films partent ici sur des bases similaires : le major Motoko Kusanagi (rebaptisée Mira pour l’occasion) est un cyborg avec un Ghost (ou « âme ») humain, employée par l’unité d’élite « section 9 ». De part sa condition, elle expérimente une crise identitaire profonde basée sur la recherche de son individualité, une incapacité à faire confiance à ses souvenirs comme preuve de son existence et un rapport au corps vicié par sa nature cybernétique. Sur ce dernier point, le jeu mécanique, froid et asexué de Scarlett Johansson transcrit parfaitement les affres physiques du personnage, incapable de pleinement appréhender une enveloppe qui, de son propre aveu, la confine terriblement (pour un approfondissement de la question du corps, voir Ghost In The Shell 2 – Innocence).
Malheureusement, la réflexion  s’arrête là.  En plongeant Mira dans une intrigue éculée de combat face à la méchante entreprise qui lui a « volé son passé », le film – qui plus est fondamentalement technophobe – ne touche jamais au sublime des appréhensions de Kusanagi. Là où le Major, personnage prophétique résolument tourné vers le futur, se demande comment caractériser l’unicité de l’humain alors qu’une machine est capable de tout reproduire – voir de se créer elle-même un Ghost -, Mira reste enchaînée à une histoire d’une affligeante banalité scénaristique. En somme, nous n’allons pas discuter dualisme cartésien, dataisme, Etre-Vers-La-Mort chez Heidegger, métaphore du « Bateau de Thésée« , transhumanisme, paradoxe de la mémoire ou évolutionnisme avec le personnage campé par Scarlett Johansson. La seule ouverture « philosophique » de la demoiselle se résume à : « ce sont nos actions qui font ce que nous sommes ». Merci bien meuf, c’était aussi la conclusion du premier film Pokémon : voilà à quoi nous en sommes réduits en terme de réflexion.

« Puppet » oui, « Master » pas trop:

Autre semi – mais immense – trahison : le grand méchant. Le film avoue d’emblée son échec face à son modèle en choisissant Hideo Kuze comme Némésis du Major (personnage effectivement présent dans Stand Alone Complex). Sauf que ce n’est pas véritablement Hideo Kuze, car si le réalisateur est incapable d’embrasser la complexité du Puppet Master, il ne peut non plus totalement l’éluder de l’œuvre – non seulement le Marionnettiste, pierre angulaire de Ghost In The Shell, est la première entité à se créer un Ghost, mais c’est aussi celui qui résoudra les questionnements existentiels de Kusanagi -. Nous nous retrouvons donc avec une sorte d’hybride qui, encore une fois, n’atteint pas la cheville de son modèle d’origine; ceux qui s’attendaient à ce fameux monologue et à sa réplique « et vous humains, prouvez-moi que vous existez » peuvent se rendormir:

« Semi-trahison »: paradoxalement, Kuze est aussi le personnage le plus réussi du film. De manière prosaïque, le jeu saccadé et la beauté défoncée de Michael Pitt sont assez touchants et fascinants pour nous faire oublier le scandale de cet appauvrissant mélange Kuze/Puppet Master. Ensuite, malgré ses tares d’ado revanchard, le cyborg se présente comme l’un des seuls liens intellectuels avec le véritable Ghost In The Shell : à l’instar du Puppet Master, Kuze finit par se reconnaître comme « forme de vie spontanée issue d’une mer d’informations »; sa principale préoccupation est  bien l’évolution; et en enjoignant Mira à fusionner et à devenir une entité muant dans l’infinité des réseaux, il perpétue la sublime promesse de l’animé faite à Kusanagi: « ce que nous voyons n’est qu’une image floue dans un miroir. Mais bientôt, nous nous retrouverons face à face« .
Et c’est d’ailleurs à ce moment, lorsque les deux corps robotiques se retrouvent en effet « face à face », que l’ultime trahison du film a lieu : alors qu’elle aurait pu rédimer l’œuvre grâce à une fin consistante avec le manga, Mira refuse de s’unir à Kuze et envoie donc valser toute la logique évolutionniste qui concluait le premier Ghost In The Shell (seul point de contentement: pas de Ghost In The Shell 2 avec un tel final). Là où les deux cyborgs de l’animé décident de s’élever au-delà de leur condition humano-cybernétique en un Tout bien plus grand que la somme des parties (Edgar Morin serait content), Mira n’a aucune intention de se dépasser. Elle préfère rester bêtement, bassement humaine – ce qui pourrait bien être le leitmotiv du film -.


« No mergin’ ? ‘You fo’ real bitch ? »

White people do it better:

Enfin, sur l’épineuse question du white washing, le film tend littéralement une forêt pour se faire battre. A l’origine pourtant, nous observions cette polémique d’un œil circonspect. Sans remettre en question la difficulté rencontrée par les acteurs « au faciès asiatique » à trouver des rôles à leur mesure, nous pourrions défendre le choix de casting par la confusion inhérente au style manga quant à « l’orientalisme » de ses personnages (si vous cherchiez un équivalent de chair et d’os à Naruto, choisiriez-vous un japonais ? Répondez honnêtement). Mais malheureusement, en se vautrant dans une histoire d’adolescents nippons sacrifiés et utilisés pour créer des êtres considérés comme « supérieurs », Ghost In The Shell fait pire que de légitimer toutes les critiques à son encontre. En effet, pendant toute la durée du film, les différents personnages ne font que répéter à Mira à quel point elle est belle et parfaite. Vous l’entendez, la petite voix mielleuse, fielleuse et condescendante qui vous susurre à l’oreille : « pauvres petits asiatiques, heureusement que nous sommes là pour vous faire devenir meilleurs – bien blancs – » ?

En conclusion, nous ne nions pas la volonté de rendre hommage au film original. Mais Rupert Sanders semble ne pas avoir compris un point crucial: l’animé met en scène des robots pour sublimer l’Homme et ses questionnements existentiels, non pas pour reproduire le prosaïsme d’humains bas-du-plafond. Pour être retranscrit, ce niveau de réflexion aurait demandé bien plus de matière grise que celle a priori utilisée dans sa réalisation – et suivre sans broncher le mécanisme banal du film d’action « le héros taciturne, le badass sidekick et le love interest » ne peut raisonnablement pas fonctionner avec une oeuvre comme Ghost In The Shell -. Finissons avec une dernière médisance/balle dans le pied : à la fin du film, Mira se tient devant la tombe de Motoko Kusanagi; ceci restera malheureusement la meilleure réflexion et conclusion que ce simulacre de Ghost pouvait s’auto-apporter.


« Ciao bitchachos, je m’en vais balancer mon venin ailleurs. Après tout, « le net est vaste et infini« . »