Weirdo is the new sexy

(Fausse étude d’Hannibal, Sherlock & Mr. Robot)
Petit rappel : il est toujours fort enrichissant de converser avec plus jeune que soi, et pas seulement pour les updates trendy des mondes 2.0. Pas plus tard que le week-end dernier par exemple. À la question : « C’est quoi pour toi et tes potes, le gendre idéal ? » ma sœur, hopeless fangirl intello et arty de son état, m’a rappelé que si les anti-héros ont toujours existé, certaines allégories tout droit sorties du monde fertile des séries semblent à présent occuper dans le cœur des jeunes pousses la place vacante laissée par le prince charmant conventionnel, déserteur licencié pour insuffisance professionnelle. Soit. Mais qu’il y a-t-il de si dramatiquement attirant chez ces mecs souvent dérangés et dérangeants, à l’allure gauche ou blafarde, incapables d’interactions sociales normées et balisées, galopant aux antipodes de l’Homme désirable lambda ? Pour éclairer la néophyte que je suis, ma sœur s’est appuyée sur trois de ces highly fonctionning sociopaths qui, portés aux nues par des armées de jeunes filles en fleur, rongent avec méthode les référentiels traditionnels de la sexitude masculine : Sherlock, la figure de proue (affirmé par le tsunami d’adoration Benedict Cumberbatch) ; Will Graham, le pur empathique en proie aux méandres du pire, et très récemment Elliot, le hacker timbré aux yeux revolver. Weirdo is the new sexy, voici le topo.

Revenons aux fondamentaux. Il fut un temps où le monde cool kiffait sur Tyler Durden, l’anarcho-charismatico-autodestructo-suprasexy bien décidé à libérer le monde – et surtout la psyché masculine – de l’apathie carcérale dans laquelle le capitalisme tout-azimut l’avait plongé, et ce à coups de tatanes et de clopes jamais finies. De manière terriblement intéressante et décevante, Tyler n’existait pas ; inventé par un autre tout aussi factice, il cristallisait tous les fantasmes et angoisses du trentenaire au bord du gouffre, animal bien trop malade pour assumer sa propre réalité et celle de son univers. « It is painful not to pretend », mieux vaut abdiquer avant même le premier round. Figure emblématique des années 2000 laissant présager le revirement de l’allégorie masculine tout en conservant les attributs rassurants du vigoureux masculiniste, Tyler est aujourd’hui de retour.

Mais sa nouvelle variante n’a conservé de l’Adonis provoc’ que la haine pour un système fondamentalement avilissant. Exit virilité, pectoraux en sueur et envolées lyriques tirant sur l’onanisme : place à un  homme sans âge peu bâti, bizarrement attirant, techos de génie, version masculine passe-partout de Lisbeth Salander. Pour citer explicitement Mr. Robot, de la B.O. « Where is my mind » (ici et ) au scénario même, les similitudes entre la série et Fight Club sont en nombre ; mais ce sont sur les différences entre les deux héros qu’il est intéressant de se focaliser. Plutôt que les réquisitoires de Tyler, démonstrations de charisme logorrhéiques et testostéronées, Elliot code. Il parle peu, et il ne s’exprime jamais aussi distinctement qu’en devisant avec lui même (Sherlock se parle souvent seul, tout comme Will par le biais de conversations fantasmées avec son Némésis, le « bon docteur »). Il n’a pas besoin d’une armée, ou plutôt d’une meute hypnotisée suintant le bros before hoes. L’impératif d’une vie sociale épanouie ne l’intéresse pas. De fait, il est souvent seul, ou alors très exclusif sur ses relations. Tout comme le narrateur de Fight Club, Elliot s’invente un autre, peut-être pour ne pas devenir fou, ou doucereusement entretenir sa folie, parce qu’à force de vouloir concilier les inconciliables sociétaux, on devient au moins deux, parce-qu’il est normal d’être malade quand on est le rejeton du « kingdom of bullshit » ; mais contrairement à Tyler et le sans-nom Edward Norton, Elliot et son double se révèlent terriblement en phase. Le héros n’est plus cette projection hyper sexualisée d’une chimère masculine, fantasme faisant à son tour fantasmer ; il est son négatif. En bref, il en vient à éroder de l’intérieur la vision moderne de l’alpha mâle : en ressort quelque chose de plus vicieux, plus fucked up mais étrangement plus attachant et sain.

La généalogie de ce surhomme décalé paraît assez évidente, créature logique d’une génération ne cessant de s’éclater les ailes à peine ouvertes sur des impératifs d’excellence contradictoires et inatteignables. La femme parfaite s’est révélée être une Barbie névrotique éternellement indécise qui oscille vainement entre d’extrêmes irréconciliables, maman et pute, princesse Disney et Amazone, mégère 3.0 et ménagère des années 50… Le Mâle parfait s’est mué en un gamin monstrueusement irresponsable ne cessant de pleurnicher sur la pseudo émasculation dont il a été victime depuis que môman a osé sortir de sa cuisine – et qui le fait bien payer à Barbie collection Névrosée. Miroir de son époque traduisant ces simples réalités (l’idéal à atteindre est trop plein d’oxymores et de gerçures pour tenir sur son Piédestal), le nouveau héros est, de fait, bien loin du papier glacé cisaillé par ce que la publicité s’oblige à vendre comme représentation du masculin idéal.

La rupture majeure est évidemment sur l’image. Irène Adler donne le crédo dans Sherlock, « brainy is the new sexy ». Ces nouveaux modèles – faux monsieur tout le monde – ne capitalisent pas de facto sur leur physique, mais sur une intelligence acérée. Fascinant quant aux prouesses permises, cet intellect l’est également quant à l’immunité qu’il semble leur procurer face aux totems de réussite sociale : argent, objets, vêtements, tous ces artefacts du « mode de vie Ikea » adorés par le commun des mortels ne les intéressent pas. Au mieux, ils s’en foutent (Will Graham et Sherlock) au pire ils les abhorrent (Elliot). Néanmoins, cette intelligence se paye : en plus de flous identitaires (Elliot et Will) et de la propension à l’orgueil (Sherlock), elle les rend trop conscients pour faire preuve de cécité sur leur entourage – et eux mêmes – mais trop humains pour ne pas parfois choisir de détourner le regard. Ces héros oscillent : s’ils mettent volontiers leur talent à disposition de l’autre, leurs motivations lorgnent souvent au mieux du côté de l’ennui, au pire de celui de la vanité ou de la perversion (Sherlock a besoin d’un bon meurtre, Will est inéluctablement attiré par « le dessein» des pires psychopathes – tout comme Luther –, Elliot s’occupe l’esprit en s’insinuant dans la vie privée de tout un chacun). À leur façon, ils sauvent le monde ; pas tant parce qu’il mérite d’être sauvé (comme pour l’Idiot de Dostoïevski, il ne sert à rien d’être vertueux si l’on est entouré de connards), mais parce que le sauver les challenge, les stimule, les tient vivants ; pas vraiment des modèles de philanthropie. Enfin, et là est le vrai changement, ces nouveaux héros sont souvent socially akward et d’une délicatesse à fleur de peau.

Car à contrario de l’homme moderne pour qui la sensibilité est la pire des faiblesses, les nouveaux modèles, et ce malgré leurs maints efforts pour se convaincre du contraire, sont des nœuds émotionnels. En bons rejetons de leur époque, ils composent difficilement avec ce trop plein et tendent à massivement s’anesthésier, calmer leurs sens trop acerbes pour le chétif moderne. Incapables de relations normalisées – « ce labyrinthe si bien construit » – ils accueillent la solitude en même temps qu’ils la fuient (Elliot porte la suspicion comme un impératif, un moteur, voire une fierté, mais ne peut finalement refréner des : « I want a way out of loneliness »). Et l’amour, si maltraité par l’esthétique de surconsommation moderne, l’amour est une dynamique constitutive. Il suffit de regarder les yeux d’Elliot à la phrase « I love you so much ». Ou Sherlock, qui rejette le sentimentalisme avec le plus de violence mais accumule les actes immodérés par amour pour Watson. Et que dire d’Hannibal, où l’événement fondateur de la série même est un geste d’amour… Amour oui, mais très peu normé néanmoins. Si Sherlock finit péniblement par revenir dans le droit chemin de l’hétéronorme (Moffat oblige), la palpable tension avec Watson a maintes fois été relevée avec brio par des fans particulièrement alertes aux sous-textes électriques. Si la mayonnaise commence à prendre du côté des aficionados de Mr. Robot autour de la bromance Elliot/Tyrel Waleck (son double maléfique), la palme revient à Hannibal, véritable lovestory au final cataclysmique. Que ceux aux mirettes alertes (et au cœur ouvert) qui dès la première œillade entre le Dr. Lecter et Will avaient perçu en la série le récit d’une subtile mais ardente passion se réjouissent : la fin leur donne mille fois raison.

Finalement, le nouveau mec – ou weirdo – n’est pas seulement l’homme qui te fera rire (et te remettra à ta place) sans toujours le vouloir, qui réparera ton ordi en t’expliquant sans ciller ce qu’est un processeur Baytrail, et qui t’obligera à connecter plus de trois neurones pendant une engueulade. C’est un nerd capable de déchiffrer du C++ aussi bien que le premier péquin entrant dans son champ de vision. C’est un freak sensible, l’air de rien et le sourire au coin, à la fluidité du genre. C’est un rêveur qui, malgré le sentiment de défaite généralisé, veut sauver le monde. C’est un amoureux transi, à sa manière. Que demande le peuple ?

Julie K.

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