Esther

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Prémisses

Le seul fait d’écrire quelque chose sur cette histoire me terrifie. Je l’ai pourtant tellement commentée, tellement analysée, en tête à tête avec moi-même, avec des amies aimantes. Et pourtant je n’en sors pas, c’est une histoire circulaire, une addiction somme toute assez banale, un mélodrame narcissique.

Quand j’ai rencontré Esther que je ne connaissais que de vue, il y a maintenant près de deux ans, j’ai simplement entrevu la possibilité d’un rapport amical fusionnel dont j’ai le secret. L’exclusivité, la complicité à toute épreuve, la communion parfaite des esprits, j’ai rêvé de tout cela avec elle.

Cela s’est mû, sans que nous n’y prenions garde, en un désir torturant. Ajoutez à cela une année de préparation d’un concours, le vide que j’ai créé autour de moi pour que cette relation se déploie, pour qu’elle prenne toute son ampleur.

Par ailleurs, je me sentais brave. Brave de réaliser brusquement que j’éprouvais un désir fou pour une personne du même sexe et que l’idée ne me tétanisait pas. Brave d’être prête à me jeter à corps perdu dans cette histoire. Sauf qu’Esther n’était pas seule, elle aimait déjà quelqu’un d’autre, quelqu’un dont j’ignorais jusqu’ici l’identité et que pourtant je connaissais. Nous n’avons eu de cesse de gloser ce qui nous arrivait, je n’avais pas vocation à briser un couple, mais je sentais quelque chose d’irrépressible, quelque chose qui s’imposait au cours normal des choses et qui nécessitait un geste radical. Il fallait qu’elle la quitte, il fallait qu’elle me laisse l’aimer. Je persiste à croire qu’Esther n’a pas ce courage là, qu’elle avait peur de mes excès, de cette capacité que j’avais à pouvoir balayer d’un revers de main toutes mes certitudes, de négliger les données de sa situation pour qu’advienne une histoire d’amour.

Rapidement, ce rapport est devenu délirant, nocif, je ne vivais qu’en fonction de lui (entendez : qu’en fonction d’elle). Personne n’a compris, tout le monde l’a accusée de manipulation, et je suppose qu’il y avait de cela aussi. Parce que lorsque j’esquissais un pas en avant, elle me laissait venir à elle puis reculait brusquement. Après le chagrin infini et les colères démentes, nous avons constaté notre épuisement mutuel. Elle ne m’avait pas choisie et à mes yeux c’était à la fois une faute impardonnable, et fondamentalement, une erreur de jugement.

Prisonnières de nos fantasmes d’une relation qui ne commencerait jamais, de discussions vaines, de notre incapacité radicale à entretenir un rapport apaisé et bienveillant, nous nous sommes lassées l’une de l’autre. J’étais malade d’imaginer tout ce que nous n’étions pas. L’euphorie du concours obtenu aidant, j’ai brisé le lien avec un simple mais efficace : « Va te faire foutre ».

Recommencements

Après un été de silence, nous sommes retombées l’une sur l’autre, inévitablement, l’expression « retomber sur » n’est pas employée au hasard. Elle aussi l’avait réussi ce concours après tout. Je ne saurais dire à ce moment là, si j’ai senti tout le potentiel toxique de nos « retrouvailles » ou bien si j’avais changé de regard, le fait est que je n’ai pas cherché à la fréquenter davantage.

Et puis Berlin. D’autres histoires, plus ou moins romanesques, plus ou moins décevantes. A la fin de mon séjour j’avais repris contact avec elle. J’avais retrouvé la fièvre de nos conversations, la sensation de manque, le trouble éprouvé à la réception de chacun de ses messages. Je suppose que je maîtrisais plus ou moins ce lien virtuel. Elle voulait tout savoir, je voulais tout lui dire, je la tenais enfin cette amitié exceptionnelle.

Le second été fut beaucoup moins silencieux. Sa présence diffuse m’accompagnait partout, elle m’enveloppait, elle me rassurait, je m’y baignais alors même que tout le reste me semblait difficile. J’ai plongé la tête sous l’eau. Elle avait toujours été fine psychologue. Ses questions incessantes ne me gênaient pas, ses conseils me paraissaient toujours avisés. J’écrivais un mémoire, j’étais très mal assurée, mais la perspective de l’avoir retrouvée résolvait presque tout. J’ai passé un été terrible et enchanté.

Quand je l’ai enfin revue, dans un café, j’ai mesuré la profondeur de mon attachement. J’ai beaucoup trop parlé et beaucoup trop rougi. Je détaillais sa tenue, les imperceptibles changements de son visage, je nous ai contemplées dans notre embarras mutuel. Je ne me suis jamais sentie aussi belle qu’auprès d’elle.

Je n’ai fait que l’attendre depuis septembre. C’était plus beau, plus noble, plus mûr qu’autrefois, j’étais galvanisée par mon amour. Les nuits passées à parler de nous se sont succédées. Elles étaient toujours aussi vaines et longues, j’étais toujours aussi épuisée et bouleversée au petit matin. Le reste a cessé de m’intéresser, les autres aussi. Quand nous traversons les couloirs de l’Ecole, je suis infiniment puissante, je me crois infiniment indépendante. Il a fallu prendre de la distance, se raisonner, je me suis promise de me libérer de ce cycle infernal. La vérité c’est que je me réveille le visage moite après avoir rêvé d’elle.

Dernière soirée, fin de partie ?

Nous avons beaucoup bu, beaucoup ri. Ensemble, presque fondues l’une dans l’autre. Je l’ai attirée contre moi, tout contre moi, j’ai voulu sensualiser mes émotions, qu’elles ne soient plus des antiphrases. J’ai dit tout cela, j’ai raconté toute notre histoire à travers mes baisers et mon souffle coupé.

Esther m’a répondu qu’elle n’en pouvait plus. Moi je peux encore, je ne suis pas assez exsangue. Nous n’avons pas encore atteint le point de non-retour, mon amour.