Sailor J, youtubeuse nouvelle génération

Comme dans beaucoup de domaines requérant une certaine quantifié de matière grise, les femmes sont encore personæ non gratæ dans le cercle fermé de l’humour : c’est donc toujours avec un immense plaisir que nous découvrons de nouvelles représentantes de la gaudriole qualité premium. Alors que certain.e.s se cantonnent à la blague bon enfant qui ne dérangera personne, d’autres choisissent, pour le plaisir de nos zygomatiques, de balancer leur acide sur les sujets sociétaux qui leur tiennent à cœur ou sur n’importe quelle problématique qui titillerait leur corde bileuse de trop près : Sailor J fait partie de ces gladiateur.e.s là.  Et il n’est pas donné à tout le monde d’être hilarant.e au sujet de Brock Turner, croyez-nous.

Nous vous présentions ses vidéos il y a à peine une semaine : catcheuse, geekette, sensation Instagram, défenseure du féminisme intersectionnel… Sailor J nous avait évidemment tapée dans l’œil. Poussées par l’amour et la  curiosité, nous lui avions envoyé un message juste pour voir. Ô bonheur, ô félicité : elle nous a répondu.  Entretien avec une jeune femme que nous vous conseillons de suivre de près.

NDLR : Sailor J emploie à plusieurs reprises « brown people », expression difficilement traduisible en français  car émanant d’une logique racialiste normalisée aux Etats-Unis. Nous avons donc choisi différentes substitutions tout au long de notre transcription (les « brown people » sont un groupe ethnique non homogène regroupant vaguement les hispaniques, amérindiens, métisses, asiatiques du Sud Sud-Est, arabes – littéralement tous les individus de couleur de peau marron -). Cet aparté nous permet de rappeler la dangerosité d’importer des concepts américains sans les adapter au contexte européen. Prenons par exemple l’utilisation quelque peu dilettante du mot « race », notamment chez les afro-féministes : reprendre à son compte ce vocabulaire américain revient à passer outre la gangrène qu’il inflige à un pays incapable de sortir du paradigme de la « race » ;  c’est surtout oublier les horreurs de l’histoire européenne (outre l’inexactitude scientifique) ayant conduit à refuser l’accolage de ce mot à  l’espèce humaine. A bon entendeur.se.

 

Salut JJ ! Pourrais-tu te présenter un peu pour ceux qui ne te connaîtraient pas ?

Je m’appelle JJ Smith, j’ai 21 ans. J’ai posté quelques vidéos sur Youtube : elles sont devenues virales, et j’ai réussi à faire croire à 100 000 personnes que j’étais drôle (rires).

Comment t’est venue l’envie de faire des vidéos ?

Un jour, j’ai juste pris ma caméra. J’étais malade chez moi, j’avais envie de jouer avec mon maquillage. Un peu plus tôt dans la journée, j’avais lu quelques tweets sur ma TL (les conneries misogynes habituelles) où des hommes et des femmes se battaient pour déterminer comment une femme devait se présenter, pourquoi elle devait porter du maquillage etc. C’était énervant, et le simple fait d’être énervée m’énervait, donc j’ai décidé d’en rire et d’en faire une vidéo.

Comment choisis-tu tes sujets ?

Mon inspiration me vient généralement de sujets qui m’énervent. Je m’enflamme assez vite : j’essaie vraiment de travailler là-dessus et le fait de rire des choses qui me touchent est une bonne manière de comprendre mes sentiments et de reprendre le dessus. Pareil pour traiter de la dépression ou d’événements difficiles arrivés lorsque j’étais plus jeune – parfois, rire de moi-même était mon seul moyen de ne pas pleurer -.

Si je ne dis pas de bêtise, tu as travaillé dans l’armée, connue pour être un corps de métier dominé par les hommes. Est-ce que ça a impacté ta compréhension de faits sociaux comme le féminisme ?

J’y travaille toujours ! Bosser pour l’armée m’a vraiment aidé à mieux comprendre le féminisme, mais pas forcément dans le sens où je l’entendais de prime abord. Lors de ma dernière affectation je travaillais exclusivement avec des hommes, alors qu’il y avait deux femmes quand je suis arrivée. Mais elles étaient vraiment putain de désagréables. Aucune aide, aucune gentillesse. J’étais extrêmement déçue : j’avais tellement hâte de me retrouver avec des femmes plus matures de qui j’aurais pu apprendre, avec qui j’aurais créé un lien… Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Et je me retrouvais à me demander : « pourquoi n’arrivons nous pas à nous entendre ? N’avons nous pas déjà assez de merdes à gérer ? ». Mais malgré ces déconvenues – qui ont renforcé cette idée -, vraiment, j’aime les femmes. J’aime ma petite sœur, ma meilleure amie, et toutes ces femmes desquelles j’apprends tous les jours. J’adore les liens que nous avons, nos discussions, les conseils que nous nous partageons. Défendre notre communauté, notre droit à dicter nos vies…. Ça me passionne.

Parmi les commentaires « triggered » suscités par ta vidéo sur le maquillage « amérindien », ceux qui m’ont le plus interpellée étaient les gens qui demandaient agressivement : « pourquoi tu t’occupes de ça, tu n’es même pas amérindienne ». Que leur réponds-tu ?

Quand les gens me demandent pourquoi je mentionne certaines ethnies dont je ne fais pas partie, ça me fait juste rire. Cette rhétorique n’a absolument aucun sens pour moi. Tu n’a pas à ressembler à quelqu’un pour le défendre et utiliser ta voix pour essayer de l’aider. Je tendrai toujours la main de la meilleure manière que je puisse, et entre femmes nous nous devons de comprendre que certaines d’entre nous sont écoutées avec plus d’attention, juste à cause de leur couleur de peau. On écoutera une femme blanche avant d’écouter une femme à la peau brune. On écoutera une femme à la peau brune avant d’écouter une femme noire. Nous devons être conscientes de ces mécanismes et les utiliser afin que toutes nos voix soient entendues.

Tu parles de féminisme intersectionnel de manière très compréhensible. Comment t’es tu éduquée sur le sujet ?

Twitter. Twitter. Twitter. Les réseaux sociaux sont très critiqués, mais pour moi Twitter est un des meilleurs endroits pour apprendre ; surtout le Black Twitter. C’est un bel endroit, absolument hilarant – à part si tu es un trou du cul raciste -. J’ai pu y voir beaucoup de femmes noires parler de féminisme intersectionnel, donnant de la voix à des problématiques qu’elles considéraient comme oubliées par les célébrités blanches. J’ai posé des questions, j’ai lu des fils de discussions entiers, j’ai rejoint des débats. Et les enseignements tirés m’ont appris à comprendre mes propres sentiments et à former mes propres idées sur la question.

Selon toi pourquoi la représentation est importante ? Penses-tu avoir un rôle à jouer ?

La représentation est importante parce qu’elle construit notre confiance, notre amour personnel. Quand j’étais petite, les héroïnes de mes films préférés n’avaient jamais la même couleur de peau que moi. Harry Potter, Star Wars, Lord Of The Rings, Marvel… Tous les leads féminins ou personnages importants étaient tenus par des femmes blanches. Et ça me rendait triste, parce que je pensais que je n’étais pas assez jolie ou assez importante pour être l’héroïne. Une année lors d’Halloween, mon plus jeune frère, Jason (il avait 6 ans à l’époque), voulait absolument être Spider-Man.. Et puis il a fini par me dire : “je ne peux pas, parce que je ne suis pas blanc”. Ça m’a brisé le cœur.
Tout le monde devrait être représenté. Ça amène de l’air frais, de l’espoir, et j’espère bien y jouer un rôle. Je suis en train d’écrire des livres, et j’espère qu’ils deviendront des films pour que je puisse imposer au casting de ne pas subir de “white washing”. J’aimerais être actrice, simplement pour qu’il y ait une autre fille non blanche à l’écran. Même sur Youtube : Lily Singh et Liza Koshy sont probablement les deux seules énormes youtubeuses estampées “brown girls”, et la seconde où une autre – moi – débarque, tout le monde me sort : « TU ESSAIES D’ÊTRE COMME ELLES ». C’est complètement dingue. Il y a 50 mecs blancs sur SNL, des castings avec seulement des personnes noires dans les films de Tyler Perry… Et tous ces gens sont talentueux sans distinction. La diversité et l’inclusion doivent être normalisées. Nous devons voir un large spectre de DIFFÉRENTS talents dans la MÊME ethnicité et couleur.

Ta chaîne attire beaucoup d’attention, elle rassemble des gens qui présentent un background très différent. Qu’espères-tu qu’il en sortira ?

J’espère que tous ces gens qui regardent mes vidéos vont se parler, créer des liens. C’est peut-être un vœu pieux, mais j’aimerais que ma chaîne devienne un espace de rencontre pour rire et apprendre. J’aime quand les gens sont gentils les uns envers les autres, et j’aime quand ils apprennent les uns des autres, sans peur d’être jugés ou ostracisés pour avoir posé des questions et vouloir apprendre des choses sur des cultures différentes de la leur.

Tes vidéos challengent l’idée selon laquelle l’humour est un trait masculin. Pourrais tu nous recommander d’autres femmes dans la même veine ?

Je ne connais pas beaucoup de femmes drôles sur Youtube. J’ai cherché, crois moi, mais les femmes les plus drôles que j’ai trouvées sont déjà des têtes d’affiche, ce qui est une bonne chose parce que ça veut dire qu’elles s’élèvent et pavent le chemin pour nous. Iliza Shlesinger est une des femmes les plus drôles que je connaisse – et aussi Kristen Wiig, qui est absolument tordante -. Mais pour Youtube, je n’ai pas trouvé beaucoup de femmes qui faisaient dans le même genre d’humour que le mien. Je pense que c’est parce que Youtube a été brandé comme cet endroit où les femmes ne peuvent faire que des tutaux beauté, ou alors ces vidéos d’identification qui sont, disons… Subjectivement drôles. Mais je continue à chercher, et quand les gens qui me suivent m’envoient des vidéos j’essaie de toutes les regarder !

Est-ce que tu as des modèles ?

J’ai beaucoup, beaucoup d’admiration pour Naomi Knight (catcheuse du World Wrestling Entertainement) : j’ai pleuré lorsque je l’ai vue en vrai (je sais, c’est bizarre – ça sort de nulle part et c’est un peu hors propos (rires) -) ! C’est la première femme noire à obtenir un titre de Diva Champion, c’est énorme. C’est une des athlètes les plus talentueuses du roster*, et pourtant elle restait cantonnée au banc de touche ; c’était tellement exaspérant. Et puis finalement, elle a commencé à prendre les choses en main et à dire ce qu’elle pensait. C’était risqué, mais ça a fait d’elle l’une des plus grandes championnes d’aujourd’hui. C’est important de montrer aux petites filles noires que rien ne leur est inaccessible, et que par exemple elles peuvent y arriver dans une industrie – la WWE – qui a pour habitude de n’engager que des femmes blanches et blondes (attention, cela n’enlève rien au fait qu’elles soient également incroyables).
Et puis Rihanna**, parce que c’est Rihanna putain ! Elle fait ce qu’elle veut tout en restant totalement cool. J’aimerais avoir cette confiance en moi un jour. J’arrive à un point où je me sens beaucoup plus brave que lorsque j’étais jeune ; mais même lorsque j’ai pris une décision dont je suis sûre, j’ai toujours cette petite voix qui me murmure que je suis allée trop loin. J’aimerais que cette voix disparaisse. J’espère qu’un jour, ce sera le cas.
* »équipe », comme dans Call Of Duty

** NDLR : les vrai.e.s auront reconnu « Trophy Wife » de Fenty Beauty dans les vidéos de Sailor J.

Et dernière question sans rapport – juste pour mon plaisir de fan de manga – : quelle est ta Sailor préférée ?

C’EST TELLEMENT DIFFICILE COMME QUESTION ! J’adore Sailor Pluton parce que c’est la reine du chaos et de la destruction, et comme je suis un peu instable mentalement ça me va bien. Mais j’aime aussi beaucoup Sailor Vénus – tous les quiz que j’ai fait, je suis tombée sur elle -. Elle est loufoque, c’est une feignasse, elle est maladroite mais ses intentions sont bonnes. Être une leader lui va bien et pas grand-chose ne lui fait peur. Donc je pense que c’est ma préférée, parce que c’est un bon mélange entre une véritable catastrophe et l’héroïne que tout le monde veut dans son équipe. Et aussi Sailor Jupiter, parce que j’avais un crush sur elle quand j’avais six ans et qu’elle peut botter les fesses de n’importe qui.

Un immense merci à Sailor J pour avoir pris le temps de nous répondre. Pour relire notre article précédent sur la demoiselle, c’est par ici. Retrouvez la également sur son Instagram, Twitter (à suivre impérativement si vous êtes « animé, féminisme et lolance » addict) et sa chaîne Youtube <3