Bagarre, allons mourir au club

« Cher Journal,

Cet écrit marque un tournant dans notre relation de co-dépendance plus ou moins saine. En effet, je vais faire une incartade à mes jérémiades habituelles et te conter l’histoire d’une belle révélation.

Tout a commencé il y a quelques jours à la rédac’, avec l’upload d’un énième mix. Tu sais, j’ai beau être sensée rédiger leur introduction, je ne les écoute plus, les mix. Fut un temps où je faisais preuve d’un zèle sans limite; mais après quelques mois d’intenses efforts, il fallut se rendre à l’évidence: la minimal techno sur de la minimal techno restait de la minimal techno. J’ai donc arrêté de m’infliger l’écoute et commencé à poncer sur du vide. C’est mieux qu’un atelier d’écriture, gratter sur du vide. Interdiction du « champ lexical Tsugi » par ma boss oblige (aussi appelé « enculage de mouche en plein vol »), tu dois puiser dans tes souvenirs pour broder sur du néant, mettre en place des stratagèmes narratifs pour accoucher sans matière, faire tourner tes réservoirs d’imagination à plein tube : en bref, tu inventes des histoires abracadabrantes – sans jamais mentionner la musique du groupe en question (hashtag « esbroufe ») -, tu te sens aussi créatif qu’un Lewis Carroll sous Ayahuasca, c’est agréable.

Bref, je m’égare. Le énième mix en question nous avait été concocté par des certains Bagarre. Le nom, déjà, a occasionné un haussement de sourcil intrigué : outre le doux rappel du sport national made in le schnord natal, je me souvenais que mon co-rédac’ chef avait déjà encensé un de leur méfait. Tu sais mon co-rédac’ chef, c’est ce mec pointu pour qui l’univers se départage en trois catégories : « c’est d’la merde », « c’est d’la grosse merde », « comment oses-tu exister ». J’étais donc tiraillée quant à l’appréciation de ses louanges sur Bagarre : la musique se devait d’être soit réellement exceptionnelle, soit une bouillabaisse seulement appréciable par les écoutilles de happy few auditivement bien nés. C’est donc d’un regard méfiant que je me suis penchée sur la tracklist ; et là, BBHMM. Tu connais ma passion pour Reine RihRi: il fallait que j’y jette une oreille. Méga claque. Pas exactement techno, pas exactement trap, pas exactement ghetto-house. Je ne savais pas ce que c’était, mais mon bassin dodelinait tout seul sur son fauteuil. Du coup, je lance Google à la poursuite dudit groupe. Deuxième claque. A présent Journal, à moi la laborieuse tâche de te décrire Bagarre, dont « Musique de Club » et « Bonsoir, nous sommes Bagarre » tournent en boucle depuis maintenant bien trop de mois.

Bagarre, c’est un frisson sans explication. Ce sont des mots au lyrisme exact sur des émotions fortes, le tout porté par une musique trop hybride pour se laisser correctement harnacher. C’est une messe référencée sans être jamais pompeuse, un fourre-tout infernal dont la cohérence semble pourtant d’une insolente évidence; il doit y avoir beaucoup de méthode dans la folie de Bagarre. C’est la narration poétisée d’une énième soirée passée à « brûler ses rêves au coin fumeur« , achevée dans une gouttière à siroter son vague à l’âme. C’est une menace electro mâtinée de rythmiques orientales à vous faire twerker au dessus d’un Gouffre. C’est un ragga rageur martelé contre les murs d’un club du 93, que vient alourdir un texte d’une vérité vitriolée asséné à la belle gueule de notre éreintante capitale. Ce sont les sonorités acidulées sur paroles sadiques et sucrées de Claque-Le, manuel pour tympans « en proie au vice« . C’est la belle mélancolie d’un clubber venant achever son désespoir dans le Macadam, un macchabée amoureux de la mauvaise fille mais du bon platane. Et si tu les voyais en live, Journal. Il y a la scène en tant que lieu ouvert, la salle comme espace de jeu sans leader, un cercle au sein duquel circulent micro et énergie. 6 sous le soleil explosif: 5 plus le public, membre à part entière. Je n’aimerais pas jouer avec Bagarre; sur les scènes festivalières, quoi que les autres formations fassent, le quintet fait plus fort, plus fiévreux, plus fou.
Voilà Journal. J’ai finalement plus blablaté sur mes déboires pro que sur mon obsession du moment; il faut croire que les mots manquent à fidèlement décrire ce qui plaît. Mais tu l’auras compris Journal, j’aime beaucoup les loupiots de Bagarre. D’ailleurs, ce n’est pas une meute de loups. C’est plutôt un crew félin taggé Adidas, se faufilant avec la facilité narquoise du vrai talent entre motifs stridents du Casio Velton, jeux de sale gosse mainstream, profondeur métallique de sérénades industrielles et mélancolie métaphorique de la chanson française. C’est de la musique de club, pour de vrai: de la musique païenne melting pot, protéiforme et mouvante, la seule incantation qui appelle réellement à la transe et à la perte des sens. C’est de la musique pour s’éclater le corps à force de danse et de moshpit. Comme dirait B2O, qui sait de quoi il parle: c’est la musique du turfu.

PS: ils seront bientôt de retour sur Ris-Pa, promis je t’emmène dans ma poche. »

Photo de Une: ©RaphaelNeal