Lettre à vingt-cinq ans d’existence

Chère existence,

J’ai parfois l’impression qu’on ne se connaît pas, toi et moi. Ca fait comme si on avait toujours évolué l’une à côté de l’autre, pas comme des ennemies mais plutôt comme les deux loosers de la classe, qui ne se calculent pas qui ne calculent personne d’ailleurs, mais qu’on adore bolosser, bien qu’on se demande parfois si les remarques des autres les atteignent vraiment, et pourquoi s’obstinent-ils à ne pas s’allier pour se défendre. On a cheminé comme ça, cahin-caha, se jaugeant du regard en se demandant ce qu’on foutait l’une l’autre, mais puisqu’elle ne vient pas me parler ben moi j’irai pas non plus, na. On s’est cherchées comme des pestes de cinq ans pendant vingt-cinq ans. Ca fait long, comme gamineries.

Il y en a eu des sales moments, on le sait toutes les deux, quand tout à coup on se retrouvait face à face, presque prises par surprise, comme on croise une ancienne meilleure amie dans les rayons du supermarché, et on bafouille deux ou trois banalités entre les oeufs et le fromage, alors qu’on voudrait pouvoir lui hurler à quel point on a mal au creux du bide quand on pense à elle, et puis lui sauter au cou pour lui dire aussi qu’elle nous manque. Mais on peut pas, parce qu’il y a la rancœur la colère l’ego la honte un peu aussi et surtout les glaces à l’eau qui commencent à décongeler faudrait pas les perdre alors au revoir à bientôt on s’appelle hein on a des choses à se dire. En fait non je mens, pour nous ça se passait autrement, je te refais la scène rayons de supermarché oeufs fromage glaces qui fondent, on se croise on sursaute et on se rentre dedans on se tire les cheveux on se griffe les yeux on s’arracherait les membres si on le pouvait, on s’éplucherait la peau en commençant par décoller un à un les ongles, et la douleur nous encourage à faire encore plus mal à l’autre, pour lui faire payer toute cette absence toute cette ignorance tous ces mensonges les nuits d’angoisse les larmes sur l’oreiller tout ça, on les lui crie dans les oreilles à mesure que s’engouffrent les touffes de cheveux dans son œsophage, et on finit essoufflées, écœurées, épouvantés de cette rencontre qu’on n’avait pas décidée, mais qu’on espère être la dernière.

Des moments il y en a eu d’autres aussi, comme des moments d’accalmie des moments de trêve, des moments très beaux une nuit sous les étoiles, pleurer face au soleil ou le bout des orteils qui frôlent la mer, ces moments où je te sentais comme blottie contre moi, et mes battements de cœur qui faisaient comme un drift à l’intérieur de ma poitrine et c’était même pas une douleur ça faisait bien plus mal que ça. Ca faisait mal de savoir que t’apparaissais comme ça devant moi, dans des instants dont on fait des photos, et puis que la minute d’après t’allais te barrer encore me laisser encore m’abandonner encore et le temps serait long avant de te revoir. Tu vois c’est le genre de moments dont on se dit Putain t’imagines quand on racontera ça à nos enfants. Putain tu te rends compte que ça, ça sera inscrit dans notre biographie, tu te rends compte on s’en souviendra toute notre vie, et tous les choix qu’on a pu faire avant scintillent d’évidence parce que c’est ce qui nous mène à ce moment précis, où toi et moi on s’étreignait l’une l’autre, et tous nos vertiges des nuits d’angoisse paraissaient alors comme les plus douces des montagnes russes de notre enfance.

Aujourd’hui si je te raconte tout ça c’est pour m’assurer que t’as rien oublié, que t’oublieras pas. Je fais comme Peter Pan je mets du savon sous mes semelles pour espérer que tu colles à mon corps, maintenant qu’il t’a attrapée, une bonne fois pour toutes. Je voudrais que tu me pardonnes tant de choses, t’avoir dénigrée t’avoir reniée avoir haussé les épaules à ton passage, t’avoir idéalisée ou accusée de tous les torts. On a connu une longue dispute tu t’en souviens je sais, il a duré des mois ce bras de fer entre nous et mes cicatrices sur les bras me le rappellent chaque jour sous la douche, et je tremble de peur à l’idée qu’on s’en lacère encore toi et moi.

On a passé vingt-cinq années à se lancer des pichenettes pour se rappeler l’une à l’autre, et c’était notre anniversaire en janvier, et en soufflant vingt-cinq bougies on s’est regardées et on s’est dits quel gâchis. On a vingt-cinq ans depuis un mois, et c’est comme si on naissait enfin. C’est long comme gestation. Je ne parle même pas de la douleur de l’accouchement.

Il y aura des moments difficiles encore. Je ne veux pas te mentir, on n’est pas au bout de nos peines. Mais dans vingt-cinq ans, je ne veux pas te regarder encore, et me reprocher de n’avoir pas vécu avec toi. On a gaspillé assez de temps à se faire la guerre. Je veux qu’on passe deux fois plus de temps à faire la paix.

Vingt-cinquement tienne,

B.