Dédicace

Photo by Nicole Honeywill on Unsplash

Elle va être déçue, c’est sûr. Elle l’a aperçu en arrivant (en avance, évidemment) devant l’imposant escalier du nouveau musée, et elle l’a trouvé un peu classique : lunettes chemise veste de costume, il porte même une montre, elle le constatera dans la salle, franchement qui porte encore une montre aujourd’hui.

   Elle est très nerveuse. Elle n’a qu’à s’asseoir dans le public pourtant, enfin non, aller le voir à la fin aussi, lui faire signer ce livre qui lui a tant plu, histoire d’échanger quelques mots. En marchant dans les rues elle a senti un pincement au cœur, s’est dit qu’un jour il allait vraiment finir par la lâcher, que c’est comme ça que ça arriverait, la fissure de trop et game over.

   Des mois maintenant qu’il est là dans un coin de sa tête, son tiroir à fantasmes, alors que rationnellement il ne lui plaît pas, pas son genre, non, pas vraiment. Elle clame d’ailleurs un peu partout ces derniers temps que c’est fini les mecs, franchement elle a eu sa dose, sans pour autant avoir le courage d’aller draguer des filles, de sauter vraiment le pas.

   Hier pour évacuer un peu la tension elle est sortie avec une copine, retrouver le lieu de sa rencontre avec son dernier amant, les sensations de cette nuit-là, celles de la danse, au moins. Elle a rapidement repéré un type plutôt pas mal, ils se sont regardés un moment, et il est venu s’asseoir à leur table. Elle a cru en sa chance, une fraction de seconde. Et puis il s’est lancé dans un numéro de drague pour deux alignant les clichés, alors elles se sont levées pour aller danser, prêtes à faire semblant d’être ensemble si on venait les emmerder. La musique était nulle, elles sont parties.

   Ce soir donc elle n’a rien pour la distraire, d’autant qu’elle a pensé à lui dès le réveil, imaginant une fois encore que le courant passait entre eux et qu’il s’arrangeait après la rencontre pour lui donner rendez-vous quelque part, un message sur son portable, on se retrouve à la sortie, et maintenant qu’elle voit la taille du bâtiment elle rit d’elle-même, on va être cinq cents là-dedans, si ça se trouve je ne pourrai même pas lui parler, il ne me verra jamais.

   Ça paraissait facile dans ses draps, un message donc, un sourire en le lisant, un prétexte pour s’éloigner, et le film commençait. Ils marchaient dans les rues, un peu gênés d’abord, puis parlant sans arrêt, sous prétexte de lui montrer la ville elle l’emmenait au café Cinéma boire quelques bières, se raconter encore, et ils partaient s’embrasser au fond de la cour, sous l’oiseau en ferraille, ventre contre ventre. (Il avait passé ses mains dans sa veste en jean, soulevé son pull.) Et puis comme il faisait trop froid dehors pour poursuivre, ils allaient chez elle, ou bien à son hôtel où, dans le clair-obscur, il la faisait avancer, nue, vers le miroir de la chambre. Elle était belle. Elle le sentait dans son dos, sa bouche sur son cou, sa morsure, ses mains sur son ventre, ses seins, la pression de ses doigts sur son clitoris, les caresses en surface qui la rendaient folle. Puis d’elle le goût acidulé, l’odeur de sa sueur à lui. Quand ils revenaient vers le lit, elle le prenait dans sa bouche, et il finissait par l’attirer vers lui, n’en pouvant plus. Ce moment où il entrait en elle, cette force d’attraction qui effaçait tout le reste, ces quelques minutes hors du monde, d’immédiateté animale.   

   Elle n’avait vraiment rêvé de lui, inconsciemment, qu’une seule fois, dans une chambre d’hôtel à Paris. Dans son rêve ils partageaient le même appartement, à des moments différents. Les cercles noirs d’une horloge sans chiffres, des messages laissés l’un à l’autre se déployaient sur les murs. Elle ne savait pas comment, mais elle savait qu’une fois parti, chacun pensait à l’autre dans cet appartement, à ses habitudes à lui, sa place à elle dans le lit. Ils étaient intimes, sans s’être jamais vus. Elle s’était réveillée avec l’impression d’être étrangement en relief, une bulle opaque  prête à éclater.

   Ce soir elle est assise à la place que lui a réservée son amie, un peu en retrait, derrière des gens, mais ça l’arrange de se cacher. Elle a surtout voulu éviter d’en faire trop. Jean noir, bottines, veste en jean grise, un look de tous les jours. Elle était bien ce matin, contente à l’idée de le voir, mais subitement l’attente, la nervosité avalent tout. C’est maintenant, maintenant que, forcément, elle va être déçue.

   Il monte sur scène, entre le comédien et la modératrice, avec ces grosses lunettes qu’elle a tout de suite eu envie de lui arracher, pour le voir vraiment. On le présente, on ne présente plus son roman qui a eu un certain succès dans les deux pays. Et puis il parle, et elle aime bien sa voix, trouve qu’il répond avec intelligence aux questions plutôt convenues. Il lit un extrait du livre et se débrouille pas trop mal, et elle s’attendrit de le voir sourire en écoutant le comédien lire quelques pages de la traduction.    

   Elle se surprend plusieurs fois à acquiescer, se sent comme lui dans un entre-deux, entre deux mondes, entre deux langues, dans ce nord perdu de ceux qui sont partis vivre ailleurs, et elle se demande en se marrant intérieurement si c’est ça qui l’excite, si vraiment le constat d’une commune étrangéité définitive peut l’allumer à ce point.

   Le roman est situé dans le décor, le temps de son adolescence, alors elle s’est identifiée, forcément, d’autant qu’elle porte le prénom de l’un des personnages. Elle n’a pas tout vécu de leurs étés mais s’est laissé toucher, ramener avec eux vers cet endroit qu’elle a fui, elle aussi, à dix-sept ans.

   Soudain la rencontre est finie et elle se retrouve face à lui, avec ses cheveux en bataille, son allure de gamine chiffonnée et la toute première édition du bouquin. Elle parvient à articuler qu’elle l’a lu l’été dernier, se présente vaguement, ils ont des amis communs, ah bonsoir, il lui serre la main, la vouvoie, lui écrit un mot gentil. Elle remonte avec son amie les marches de l’amphi, les genoux en coton. Arrivée dehors, elle fume une cigarette pour se calmer en attendant une hypothétique occasion. De quoi, exactement ?

   Il est parti avec les organisateurs, il pleut, elle ne lui arrachera pas sa montre sa veste sa chemise, ne saura jamais si sa bouche, sa langue, lui font le même effet que dans son imagination.

   Il ne lui reste plus qu’à rentrer, La baie en boucle dans ses oreilles, sur ses nerfs, la baie qui ne fait rien pour la refroidir, mais elle ne voit pas quoi tenter d’autre à part noyer dans la musique cette énergie tout entière tendue vers lui, jusqu’à ce qu’elle soit rentrée au moins, car qui parle de dormir cette nuit.

   Une chose est sûre, il lui fait de l’effet, malgré elle, elle n’avait pas rêvé. Elle dans le tram son amie dans le métro s’écrivent. Elle lui dit qu’elle a très envie de lui envoyer un message, son amie l’encourage et elle trouve l’inconscience de le faire, en vrai, le tutoie, lui demande s’il reste un peu dans la ville, lui propose un café.

   Et on sait évidemment ce qu’un café veut dire, qu’il n’est jamais seulement un café, jamais un café tout court. C’est un aveu. Elle s’expose par ces quelques mots, lui dit son désir. Elle ne sait pas elle-même tout à fait ce qu’elle veut mais son corps semble savoir pour elle, et maintenant c’est sûr elle n’arrivera pas à s’endormir, qu’est-ce qu’il va pouvoir répondre à ça, c’est trop, on ne se connaît pas, elle se démaquille en se voyant sauter dans un taxi, se déshabille en se rhabillant pour lui, il a vu son message maintenant elle ne s’endormira jamais. Elle finit par se coucher, fière de son coup malgré tout, d’avoir parlé la première comme elle a appris à le faire ici avec les années, sans attendre d’être la proie, d’être chassée, dans le vertige tout de même de s’être avancée à découvert, elle ne fermera pas l’œil de la nuit.

   Sa tête se pose sur l’oreiller, ses jambes s’enroulent dans les draps et elle part, perçoit au loin le signal d’un message, comme l’heure sur son réveil elle ne regardera pas, sinon elle aura bien mérité son insomnie, elle intègre le son à son sommeil, elle dort, on ne sait pas si elle rêve, de messages sur les murs, d’horloges sans chiffres, ils se sont à peine croisés, le temps de quelques mots ont pensé l’un à l’autre, à des moments différents au cœur de la nuit, dans l’espace faussement intime d’un service de messagerie.