Mark

J’aurais pu écrire sur lui dès le premier jour. Dès le tout premier jour. Notre toute première rencontre. Deux personnes ont su me faire cet effet-là dans toute ma vie. Ils portent étrangement tous les deux le même prénom. Mark. L’un est français, l’autre allemand. Deux maîtres de la séduction. Deux « gigolos ». C’est le barman du restaurant qui m’a dit ça l’autre soir. Mark c’est un gigolo. Il ne sait que séduire. Séduire encore et encore. Séduire chaque fille, chaque femme qui entre dans son champ de vision, faire vibrer chaque fille, chaque femme qui approche de son corps mince, fluide. Il ne marche pas, il danse. Je l’observe aller et venir dans le restaurant, il roule des hanches. Une vraie pute c’est vrai. Il a un sourire d’ange et les yeux du diable. Il a une voix suave qui tremble. Quand il me bouscule il murmure pardon. Il murmure, et pourtant au fin fond du restaurant, dans le vacarme des clients je l’entendrais. J’entendrais ce pardon, ce murmure en français, cet accent à tomber. Je l’entendrais. Quand il me bouscule il pose sa main sur mon épaule ou sur ma hanche. Jamais toute entière, juste le bout des doigts, une pression suffisante pour le dire, tu m’appartiens, suffisante pour me faire tressaillir, souvent je reste immobile un instant, je le regarde s’en aller, je regarde ses hanches qui oscillent, sa taille de guêpe, je rougis sans doute.

J’aurais pu écrire sur lui dès le premier jour et pourtant j’ai attendu. J’ai attendu car je savais qu’il y aurait plus. Comme avec l’autre, il y a plusieurs années de cela. Une telle attirance, une telle électricité, cela ne peut rester dans l’air. C’est souvent partagé. Alors j’ai attendu. Et nous voilà aujourd’hui. Ou chaque jour se fait supplice. Je deviens spectatrice de mes propres nuits. Je ne sais plus où tout cela mène, je ne contrôle plus rien.
Je ne sais même plus comment ça a commencé. Si je sais. C’était un soir où je frissonnais, comme chaque soir où je travaille avec lui. Il est passé devant moi, il m’a bousculée, il a dit pardon, a terminé de nettoyer le bar, et je lui ai dit. Mark, ta façon de me dire pardon est beaucoup trop sexy. Son sourire, son regard surpris. Comme si je lui confirmais que oui, le champ magnétique nous englobait bien tous les deux. Le pardon est devenu un je t’embrasse, dans un murmure encore plus suave. Il ne se passe plus une heure désormais sans que nous rions ensemble, sans que l’un touche l’autre. Ça a commencé avec une main sur l’avant bras, aujourd’hui je fais glisser mon doigt sur sa colonne vertébrale quand je passe derrière lui. Il souffle sur ma nuque quand j’enregistre les commandes à la caisse. Je me serre contre lui quand il polit les verre. Il dépose un baiser sur mon oreille quand il finit de me parler.

Chaque soir je me dis que ce soir tout s’arrête. Qu’il faut tout arrêter. Cette escalade de frissons me fait peur. Parce que Mark est une pute, un gigolo, parce que tout ça n’est qu’un jeu, et que je suis assez mûre désormais pour savoir que je perds à chaque fois. Ce genre de jeu n’est pas pour moi. Mes collègues nous ont démasqués, je sens leurs regards, sur moi uniquement, forcément. Question de genre. Mon cœur s’est mis à battre plus fort, pourtant ma tête sait bien qu’il n’y a rien à prendre de cet homme. Ni sentiments, ni tendresse. D’ailleurs je n’en veux pas. Alcoolique, dépressif, trompeur, il n’a rien pour lui. Mais dieu que c’est bon. Il est ma drogue, tous ces frissons. Chaque soir je dis non. Et puis il suffit d’un rire, je vois son dos, je ne me retiens pas, ma main s’avance, adrénaline. Pourvu que personne ne me voit, mais nous sommes cinq, six à travailler en même temps. Pourvu que personne ne voit ma main, pourvu que personne ne voit mes lèvres, adrénaline, frissons, crainte. Me rendra-t-il ce baiser ? Et plus tard il le rend. Il me parle sérieusement mais m’attrape par la hanche. Escalade. Escalade.

J’aurais pu écrire comment je rêve qu’il me prenne. En me suivant aux toilettes un jour. En me suivant à la cave un soir. En me raccompagnant chez moi. Dans la cour au milieu de la nuit quand nous sortons du restaurant. Par derrière.
Et je ne le fais pas. Je ne le fais pas car je sais qu’aucun fantasme ne saura égaler ce qu’il se passe en vrai. Ce qu’il se passe quand il murmure à mon oreille, quand il murmure je t’embrasse dans mon oreille, avant d’y déposer un baiser, humide. Quand je le sens qui s’approche dans mon dos, quand sa chemise effleure ma peau, quand il souffle sur ma nuque, quand mes cheveux s’envolent, quand mes poils s’hérissent. Quand je souris et qu’il sourit, et que personne ne sait pourquoi. Quand, comme une gamine, je dessine un cœur sur un bout de papier et le glisse dans sa poche. Quand il me serre contre lui. Quand il me serre contre lui. Quand il me serre contre lui et que je sens, que nous sentons tous les deux que ce n’est qu’un début. Que ces vêtements nous gênent. Que nos bouches se cherchent, se veulent aveuglément. Et que nous attendons l’un et l’autre. Des câlins d’au revoir à l’allemande qui n’en finissent pas. Parce que si je me recule, s’il détend ses bras je vais lever mon visage vers lui et en une seconde ses lèvres seront sur les miennes. Alors j’enfouis mon visage dans son cou, j’embrasse, sans raison, sans contrôle j’embrasse sa peau. Une fois suffit. C’est déjà trop. Ses bras ne me lâchent pas. Je ne suis pas bien dans ses bras, je ne suis pas bien immobile, je sens qu’il n’est pas bien immobile. Je sens que nous aimerions bouger, nous mouvoir l’un contre l’autre, caresser plus qu’un avant bras.

Je ne suis pas amoureuse de lui. Je ne serai jamais amoureuse de lui.
Il m’obsède. Je sais que je l’obsède.
Nous sommes deux êtres tendus par le désir, bandés, je ne sais pas qui tient l’arc, mais nous sommes les flèches. Lâchés nous n’irons nulle part. Tendus nous sommes. Dans une attente, torture, qui saura pourtant seule nous satifaire.

Image d’illustration : Marta Diarra. Licence Creative Commons.

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