Interview : Titiou Lecoq

©Titiou Lecoq sur Twitter

À l’occasion de la sortie de son roman, La Théorie de la tartine en Allemagne – die Theorie vom Marmeladenbrot, Titiou Lecoq était de passage à Berlin. On s’est précipitées chez son éditeur pour rencontrer celle qui nous fait partager sa vie de femme et de geek sur son blog depuis 2008. Une merveilleuse idée que ce blog, dont le tout premier post était sans le savoir annonciateur de très belles destinées. On lit : « Entamer la folle aventure du blog en même temps qu’une remise en question professionnelle et une rupture amoureuse, est-ce la meilleure chose à faire ? ». Apparemment oui, puisque depuis ce premier post, la carrière de Titiou Lecoq s’est envolée, révélant une brillante journaliste, une spécialiste des questions du web et une romancière accomplie. Aujourd’hui « journaliste permanente » chez Slate.fr, scénariste, essayiste, elle multiplie les supports sur lesquels exercer ses talents. Dans ce premier post on lit aussi « La palme du réconfort va à Diane qui m’a permis, entre autre, de kikooliser Brain (LE MEILLEUR WEBZINE ACTUEL). » Brain Magazine, tout jeune à l’époque, devenu depuis un incontournable de la webculture. Diane, c’est Diane Lisarelli avec qui elle co-signe justement l’Encyclopédie de la webculture chez Robert Laffont en 2011. Un beau chemin parcouru on vous dit.

Pour autant elle ne laissera jamais tomber girlsandgeeks. Le dernier article en date, « Angoisses diurnes et nocturnes », est bien plus long, mais le style n’a pas changé. Toujours aussi spontanée et proche de nous, ses lecteurs, Titiou Lecoq nous raconte ses insomnies, nous donne à lire une part de sa vie, comme quoi le succès ne donne pas la grosse tête à tout le monde, on peut vivre avec. Un article plus long et bien plus commenté ! Elle l’explique volontiers, elle tient à ces commentaires. Cet esprit de communauté, c’est justement ce qui l’a menée sur les réseaux il y a dix ans, aux prémices de la démocratisation d’internet. Elle est souvent présentée, comme ses amis Vincent (Glad) et Diane, comme une digital native, les enfants de la génération internet.

« Oui génération, et puis milieu social aussi ! Pas tout le monde avait la chance d’avoir une connexion internet à la fin des années 90. Moi j’étais à Paris, Vincent dans l’est de la France j’imagine, ma copine Diane dans le sud, on était une communauté, plus qu’une génération. Mais maintenant… On a longtemps été les « jeunes d’internet », mais franchement moi j’ai l’impression d’être devenue la « Eric Zemmour » de l’internet ! Rooh mais je vous assure c’était mieux avant internet ». Elle l’imite.

C’est vrai qu’on l’interroge beaucoup sur l’avant. L’internet qu’elle a connu, qui a fait d’elle la geek qu’elle est devenue, cette « spécialiste » qu’on invite pour parler webculture. Il faut dire aussi que son dernier roman, La Théorie de la tartine, met l’impact d’internet sur la vie des gens au centre de ses interrogations. Il ne s’agit donc pas de contempler le passé mais bien d’avancer avec le net, le regarder grandir, changer.

« Je m’inquiète surtout de ce qu’il est en train d’advenir d’internet. Ce flicage permanent par des entreprises privées et par le politique, l’utilisation des données personnelles des internautes pour les campagnes électorales, c’est hyper flippant. C’est ce qu’a fait Obama par exemple. On n’est plus en train de cibler un produit publicitaire, aujourd’hui on vend carrément un programme politique. Parce qu’entre le ciblage et la manipulation, la frontière est très poreuse. Ce qui était à la base un outil de liberté et d’émancipation est devenu, dans les sociétés occidentales, un outil de flicage et d’enfermement des gens. »

De flicage d’accord, on comprend bien, mais d’enfermement ? Internet c’est pas censé être une fenêtre sur le monde ?

« C’est Eli Pariser qui a développé cette théorie des bulles de filtres. Par le principe de la recommandation et de la personnalisation, l’internaute n’a accès qu’à certains contenus qu’on sélectionne pour lui à son insu. Par exemple Facebook ne va te montrer que des suggestions d’articles qui vont dans le sens de tes convictions. Ça renforce ta vision du monde et tu n’es jamais confronté à l’altérité. Si t’es raciste t’auras tous les articles « Les banlieues à feu et à sang », « Les médias nous mentent » etc. La pluralité des points de vue sur les réseaux sociaux est bien moins existante qu’avant. Avant c’était génial, même avec le porno par exemple, de découvrir des trucs que tu ne connaissais pas, auxquels tu n’avais pas pensé. C’est beaucoup moins le cas maintenant. »

On imagine qu’en passionnée d’internet, Titiou Lecoq a bien entendu suivi l’émergence et l’investissement de nos vies par les multiples réseaux sociaux. Suivie par 3000 personnes sur Facebook et 13500 sur Twitter, addict Titiou ?

« Non ! Je suis dessus toute la journée bien sûr, mais ce n’est pas une addiction. Je suis freelance donc je bosse seule chez moi. Twitter c’est comme si j’ouvrais la fenêtre et que j’entendais parler des gens dans la rue ! Ça me fait voir qu’il y a de la vie dehors. Je reste en contact avec mes amis grâce à certains de ces réseaux. Instagram par exemple, c’est mon cauchemar du réseau social. Il y a 10 ans internet c’était pour les losers, tu ne disais pas que t’étais sur internet. Si tu rencontrais ton mec ou ta copine sur internet tu le cachais. Il y avait un truc un peu honteux à ce moment-là. Être sur le net ça voulait dire que tu n’étais pas populaire, que tu ne sortais pas de chez toi. Le geek, le nerd, le loser(1). Instagram c’est le réseau social des winners. T’es là pour montrer que ta vie est géniale, que chez toi c’est trop beau, que tes enfants sont parfaits, que ta bouffe est délicieuse, c’est exactement l’opposé de l’internet dont moi je me suis servi à l’époque, et dont je me sers toujours un peu aujourd’hui, l’internet du « on se sent pas bien dans notre peau, on se retrouve là pour faire des blagues mais on est tous un peu dépressifs ». »

Cette évolution c’est en partie le sujet de La Théorie de la tartine, la loi de Murphy, ou comment internet est tombé sur le côté de la confiture. Le roman raconte, de 2006 à aujourd’hui, l’histoire de trois personnages, Christophe (journaliste visionnaire qui croit dur comme fer en l’internet), Marianne (qui découvre avec horreur que son ex a publié une sextape d’elle sur YouPorn) et Paul (jeune hacker défenseur de l’internet libre). Mais surtout, c’est l’occasion de mettre en scène l’impact d’internet lui-même. Alors pourquoi avoir choisi la forme du roman et pas l’essai pour aborder ces thématiques très « théoriques » ?

« Le roman pose des questions, l’essai tente d’y répondre. C’est pas moi qui dit ça, c’est Kundera et Kafka. Avec ce roman, je voulais incarner, incorporer, au sens de la chair vraiment, montrer comment internet a changé les vies. Ça ne m’intéressait pas de faire un chapitre sur le travail, un chapitre sur le rapport au temps etc. Un personnage lui, est à 360 degrés. » Trois personnages à 360 degrés, ça permet de faire le tour de pas mal de sujets. À travers Marianne, on s’interroge sur des problématiques féminines et féministes. Christophe, le journaliste, est un bon point de départ pour explorer la situation de la presse et la précarité des journalistes. Paul, enfin, nous rappelle les questions fondamentales de liberté et d’anonymat sur internet. Des thèmes que l’on retrouvait déjà dans ses articles sur Slate mais aussi sur son blog. Pour autant, la journaliste et romancière fait très bien la part des choses.

« Je construis mes romans en partant de mes personnages, pas de situations. J’avais des dialogues en tête hyper précis. Une phrase de dialogue tu la déroules et tu vois toute l’histoire derrière. C’est une pelote de laine et tout le boulot est de la défaire de manière soigneuse en lui laissant le temps. Je n’ai pas l’impression de construire une histoire, j’ai l’impression de la remonter. Donc à aucun moment je me demande ce que je suis en train de mettre de moi dans ce que j’écris puisque c’est complètement autonome.

C’est la même chose quand j’écris des scénarios pour le cinéma ou la télé. En fait chez moi le problème est ailleurs. La question que j’ai plutôt eu tendance à me poser n’était pas quel support j’utilise, mais à qui je vais vendre mon sujet. Soit je le vendais à la presse féminine, ça serait très bien payé mais je n’aurais pas la place de dire tout ce que j’avais à dire, soit j’en faisais un article vachement fouillé pour Slate, mais pas très bien payé en bossant très longtemps dessus, soit un peu plus délirant mais ce serait publié sur mon blog… C’était vraiment un travail d’équilibriste. »

Bien payé, pas bien payé, l’éternelle question de ce job incroyablement précaire. Ah, qu’il serait beau le monde si les journalistes indépendants pouvaient choisir leurs acheteurs seulement sur leur affinité avec leur ligne éditoriale… Qu’il serait beau le monde si la presse arrêtait de courir après le buzz mais accueillait à bras ouverts tous ces longs papiers de reportages fouillés. Titiou Lecoq en touchera un mot lors de sa lecture le soir-même dans une librairie berlinoise. Elle expliquera comment, Le Monde par exemple, a choisi d’utiliser l’argent généré par les articles à contenu buzz pour financer des reportages bien plus intéressants mais bien moins lus, donc rapportant bien moins d’argent. Moui, c’est un début d’idée qui se profile.

« Le problème de la presse c’est qu’il n’y a pas de modèle économique. Comment tu survis sans modèle économique ? Dans La Théorie de la tartine ça parle vachement de ça. En 2006, il y a ce personnage qui est sûr que la bascule du papier vers le web va se faire. Il veut faire des sites web, il est sûr que ça va marcher. Il se retrouve face à un patron de presse papier qui lui dit que pour l’instant il n’y a pas d’argent sur internet, que oui la bascule va se faire, mais bon vous allez pas rester comme ça pendant 15 ans ! C’est un de mes lecteurs qui m’a fait la remarque à la sortie du livre : on est en 2015 et la bascule ne s’est toujours pas faite. Moi ça fait 10 ans que je suis pigiste et que j’attends cette fameuse bascule. Avant il y avait de l’argent sur le papier, et cet argent a disparu je ne sais où parce qu’il n’est clairement pas arrivé sur le web. »

Il n’y a pas que le modèle économique du journalisme de presse écrite qui n’a pas changé. On s’étonne que Titiou Lecoq, si investie, si engagée dans les questions numériques et politiques, elle qui a écrit un premier roman, Les Morues, sur le féminisme, ne fasse pas davantage d’articles sur le sujet.

« C’est compliqué d’écrire sur le féminisme. Quand j’ai commencé, je ne supportais pas que les rédacteurs en chef hommes me demandent à moi de faire un article sur le féminisme parce que j’étais une femme. Même si c’était un papier sur l’égalité salariale, j’avais envie de répondre ben non, je vais faire un papier sur la politique étrangère de Nicolas Sarkozy. Comment ça il faut des féministes pour traiter de sujets féministes ? Mais c’est super sexiste en fait !« 

Du coup elle ne se prive pas d’écrire sur ce dont elle a envie. Politique intérieure et étrangère notamment, même si elle ne détient pas de diplôme la rendant a priori légitime pour s’exprimer sur ce sujet. Elle fait partie de ceux qui n’ont pas fait d’école de journalisme, de ceux qui se sont construits par eux-mêmes à force de travail acharné. Elle rappelle qu’elle a commencé à 15€ la pige « et j’étais hyper contente ». Jamais elle ne s’est posé de questions, « je me disais que si je commençais à m’en poser, j’allais tout laisser tomber et partir passer le Capes de français ! »

Elle écrit sur les sujets qui l’intéressent, ne se censure pas, est fidèle aux médias qu’elle aime, Slate en tête. Aujourd’hui, l’un des articles dont lui parlent le plus les étudiants en journalisme est un papier sur le Yemen, publié sur Slate : La guerre vue depuis mon fil twitter. Fière.

« Mon gros carton par contre a été mon papier à la con qui raconte la vie de Victor Newman dans les Feux de l’amour : le pénis qui valait trois milliards. » Normal non, avec « pénis » dans le titre ? On sait tous que pour faire le buzz il faut un mot-clé sexe ou drogue dans la description SEO de l’article.
« Non pour le coup aujourd’hui ce serait plutôt « voile ». Il y a 10 ans sur internet tu mettais « bite », « pénis » et « sein » ça marchait, maintenant tu mets « voile », « Houellebecq », « interdiction » et ça fonctionne. »

Une série de constatations et de dénonciations qui donnent forcément envie d’être militante, non ?

« J’ai été très militante oui quand j’étais plus jeune. Lutte ouvrière, MJS, Attac, j’y croyais à fond. Mais ça m’a un peu vaccinée. Déjà je me suis rendue compte que j’étais très mal à l’aise dans des réunions où tout le monde est d’accord. Ce côté complètement unanimiste, c’est un peu à cause de ça que je me suis retrouvée sur internet d’ailleurs. C’est con, mais si 50 personnes me disent une chose, j’ai envie de leur dire le contraire. Et puis ce sont toujours les mecs qui prenaient la parole. Même dans les milieux d’extrême-gauche ! Les mecs parlaient, et les filles faisaient les sandwiches… Je ne sais pas trop si c’est encore le cas aujourd’hui, à Nuit Debout par exemple. »

Nuit Debout justement, trop cool ou garanti sans lendemain ?

« Oh non c’est super, je suis absolument pour ! On attend tous de voir ce qui peut en sortir. Ce qui me fait un peu peur, c’est qu’il y a toujours un moment où arrive la contre-révolution, quand les courants plus réactionnaires de la société reviennent en force.

Moi je suis convaincue qu’il faut changer de Constitution et de République. Les institutions politiques en l’état ne fonctionnent plus. C’est un principe d’illusion de représentativité démocratique, voir Bourdieu et le symbolisme social. Mais quand les gens n’adhèrent plus à cette illusion là il faut changer !

Maintenant ce sont des sujets qui m’intéressent (voir l’article Vous êtes de gauche, prenez donc un Prozac, ndlr) mais j’en parle à partir de ce que je sais faire. J’ai fait des études de rhétorique et de sémiotique. Décrypter et déconstruire les discours. Quand je vais traiter de la politique je vais être capable de déconstruire des discours. Après je n’ai pas fait de droit constitutionnel ni d’études de sciences politiques donc je ne me sens pas habilitée à faire quoi que ce soit. »

Restons alors dans ce que Titiou Lecoq est habilitée à faire : nous parler bouquins, médias, web et journalisme. Des recommandations pour l’été qui arrive ?

« En lecture je recommande Mona Chollet, Chez soi. Enfin, d’abord Beauté Fatale bien sûr si on ne l’a pas lu, puis Chez soi. En radio, l’émission de Demorand sur France Inter en fin de journée est pas mal (Un jour dans le monde, ndlr). Et puis en télé… Moi je viens de me refaire la saison 2 des Experts pour la cinquième fois et c’est toujours aussi bien ! »

(1) Ca a bien changé dis donc !

Photo : Titiou Lecoq sur Twitter