J’ai décidé de quitter Berlin

Flickr - CC - Jörg Schubert

Avoir 25 et 35 ans à Berlin me fait penser à une bonne vieille discothèque de campagne vantant sur ses affiches posées le long des routes départementales : 2 salles, 2 ambiances.

Je suis arrivé sur les bords de la Spree, enfin plutôt du Landwehrkanal, du haut de mes 25 ans, tout fringuant, pas trop plein de certitudes mais sans trop d’inquiétude.
J’ai aujourd’hui 35 ans. Et du haut de mes incertitudes, j’ai décidé de quitter Berlin.

J’ai décidé de quitter Berlin

10 années, donc, à traîner mes guêtres sur les trottoirs irréguliers de mes « Kiez » chéris. 10 années à reluquer d’un œil amusé ces Berlinois parfois si déstabilisants, ces Français arrivés par vagues (avant moi, en même temps que moi, et il y en aura encore après moi). 10 années à m’amuser de nos différences et nos convergences. 10 années digérées et synthétisées dans un petit lexique lancé il y a 8 mois.

2008 donc, enfin pour être tout à fait précis, un 31 décembre 2007. Débarquer avec ses affaires le soir d’un jour de l’an à Berlin, lorsque la ville revêt ses habits de guerre civile à grands coups de pétards et de fusées propulsées de toutes parts des rues, quelle belle idée. À 25 ans, on en a cure. Tout ce vacarme et cette liberté, celle qui fait que cette nuit là, tout le monde peut faire n’importe quoi avec son briquet (y compris décapsuler une bière, berlinitude niveau 100), c’est exactement ce que je suis venu chercher en quittant ma jolie petite bourgade provinciale et bourgeoise qu’est Aix-en-Provence.
10 ans plus tard, à chaque jour de l’an, c’est la même tradition. On plie bagage et on part chercher le calme, loin du chaos berlinois et des métros über-bondés de cette nuit où l’on se souhaite une bonne glissade. Sur un cadavre de bouteille de Sekt à proprement parler, c’est tout ce que l’on craint à 35 ans, problèmes de dos obligent.

Non mais soyons sérieux. Le vieux bougre de 35 ans qui observe son cadet de 25 ans a quelques choses à lui dire. La vie on l’a encore devant soi à 35 ans mais tu as fait quoi toi, le jeune fou de 25 piges, à part ne pas envisager vivre encore là à 35 ans ?

Débarquer en pleine vingtaine dans la capitale allemande est sans doute une chose aussi excitante qu’arriver enfin à ouvrir une boîte de médicaments du bon côté, sans tomber sur la notice. Je le sais je l’ai fait (venir vivre à Berlin, car pour les Ibuprofen, je lutte encore). Bon c’est le vieux blasé de 35 ans qui écrit donc l’excitation ne transpire pas dans le texte mais pourtant, après des vacances incroyables passées à plusieurs reprises à Berlin (toutes en été et sous le soleil, gros LOL), rien n’était plus évident que de s’installer dans cette ville déjantée, taillée sur mesure pour vivre follement et librement.

Quand on arrive à 25 ans, on est persuadé de débarquer dans un endroit incroyable mais qu’il est déjà un peu trop tard. C’est toute la particularité de cette ville. C’est comme arriver à une soirée mais quand les DJs tellement attendus sont déjà passés et que la programmation qui suit ne sera qu’une maigre consolation. A force d’entendre les plus « anciens » dire que « c’était mieux avant ». On s’y fait.
Et puis un jour on passe du côté des « anciens » en sortant des réflexions pas aussi clichées que le « c’était mieux avant » (avant quoi ? Quand tu payais ton Döner 1,99 euros alors qu’ils coûtent 3 euros maintenant ?) mais en racontant ce qu’on a vécu ici et avec une douce nostalgie, tellement caractéristique de cette ville.

L’être humain est de nature nostalgique. Berlin le rend carrément mélancolique.

Et c’est justement là qu’il faut plier bagage. Être un « ancien » tend dangereusement vers le risque de devenir un « vieux con d’expat’ hautain, qui a déjà tout connu et qui était là avant tout le monde ». Celui même que l’on déteste croiser en soirée, que l’on ait d’ailleurs 25 ou 35 ans, et qui va vous tenir la jambe toute la soirée sur le fait qu’il a connu la belle époque, que ne pas avoir d’appartement chauffé était un luxe mais qu’il déteste tellement la France qu’il n’y retournerait pour rien au monde (sauf en cachette, l’été, heureux comme tout mais sans le dire à personne).
« Je suis pas venu là pour souffrir okay ? » s’écrira le nouvel arrivant de 25 ans et il a bien raison. Il se fera lui-même une expérience dans cette ville. Cette ville qui se régénère en permanence et où jamais rien ne meurt définitivement. Sauf l’espoir de revivre ses 25 ans.

A 35 ans, on brunche. A 35 ans, on achète ses bières dans les « Biererei » et l’on choisit bien.

A 25 ans, on allait dans n’importe quel Späti avec une préférence pour celui où sa Kindl coûtait 10 centimes de moins. Y’avait pas d’App pour ça mais on s’était tracé une carte fictive dans la tête.
A 35 ans, on cherche les petits marchés. On cherche les bons produits et on met « petit » devant tout ce que l’on aime. « Je connais un petit resto sympa dans une petite rue où y’a un petit fromager dont tu me diras des nouvelles ». Et on envisage un samedi soir au cinéma, voire autour d’un verre avec ses amis qui, eux aussi ont vieilli. D’ailleurs, ce coup là, on l’a planifié depuis quelques jours.

A 25 ans, on est toujours en alerte, à l’affût. Prêt pour le mercredi vendredi soir. L’énergie pure qui vous fait tenir jusqu’au petit matin, enchaîner par une journée de boulot et ainsi de suite. De l’énergie pure sans Club Mate. Ce Club Mate qui vous énerve plus qu’il ne vous excite une fois la trentaine passée, et qui vous empêche de dormir le lendemain matin.

Berlin se vit merveilleusement bien à 35 ans. Berlin se vit fiévreusement à 25 ans. Les soucis n’y sont pas les mêmes et l’on passe du rôle de celui qui se plaint du voisin relou à celui de voisin relou. Mais en bon Français, on respectera quand même le caractère sacré de la fête et l’on investira en prenant des parts chez Orthopax (enfin surtout en tant que Français, on râle, on se plaint mais on ne dit rien).

Avec le recul, c’est bien ce qu’il y a de particulier dans cette ville. Plus qu’ailleurs, on vit pleinement nos 20 ans. Plus tard qu’ailleurs, on accepte nos 30 ans, puisque la possibilité nous est toujours donnée de vivre comme à 20 quand on a 30. Et puis un jour, on en a 40, sans s’être rendu compte que tout ce temps était passé. On ouvre les yeux sur une vie bien remplie jusqu’alors et on réfléchit à la suite qu’on a envie de donner à sa vie. Dans quelle direction pousser sa poussette.

A 35 ans, on observe, détaché, un groupe de fêtard la nuit dans le U-Bahn. On a été des leurs et on a envie de le leur dire. Mais demain on ne sera pas sur les pelouses du Mauer Park à faire le bilan de la nuit avec ses acolytes. A 35 ans, le Mauer Park est exactement LE symbole du temps qui passe. On le regarde toujours avec tendresse mais on ne s’y reconnaît plus. Alors on opte pour une balade à vélo direction la forêt, on sort du Ring, chose inenvisageable il y a quelques années.

A 35 ans, on trouve les rues cossues de Schöneberg et même (si si) Charlottenburg, agréables. Qu’on y vivrait bien finalement. A 25 ans, on ne considérait Berlin qu’au triangle d’or Kreuzberg – Neukölln – Friedrichshain.

Oh et puis après tout pour ce qu’en a à faire celui de 25 ans, à 35 ans je peux bien continuer à faire des bilans et parler du temps qui passe. Berlin est une ville jeune qui vit par les jeunes. Personne n’y vieillit vraiment. Et c’est sans doute pour vieillir que le « moi » de 35 ans a décidé d’aller voir ailleurs.